En famille, entre amis ou avec nos animaux, nous passons beaucoup de temps à jouer, sans jamais nous demander pourquoi nous aimons ça. Thierry Wendling est l’un des rares anthropologues du jeu, qui s’est intéressé aux pratiques ludiques partout dans le monde. Limite l’a interrogé pour partir à la rencontre du joueur qui est en nous.

Limite : Comment définissez-vous un jeu ?

Thierry Wendling : C’est une question très difficile car on constate que, selon les cultures, les langues, les époques, les différents sens associés à l’idée de jeu changent profondément. L’idée de jeu est d’abord une construction culturelle et cela implique que définir le jeu comprend aussi une dimension politique (au sens large). Être reconnu comme « sport » et non seulement comme jeu apporte des subventions, être catégorisé « jeu de hasard » implique d’autres conséquences… Ce qui m’a intéressé au départ dans les pratiques ludiques était le constat d’une antinomie : d’une part, la présence de pratiques ludiques très diverses et souvent intenses dans toutes les civilisations et d’autre part, le constat du faible nombre de recherches approfondies sur ce thème.

À quelles nécessités humaines le jeu répond-il ?

On peut toujours trouver des arguments utilitaires pour valoriser certaines pratiques ludiques. Par exemple dire que le jeu d’échecs exerce la mémoire ou entretient la vivacité d’esprit. Cependant, il me semble que, comme l’art et la fiction, l’intérêt principal du jeu réside paradoxalement dans son absence d’utilité. Jouer (avec un ballon, des pions, des mots, des idées…) participe à notre nature d’êtres humains, au sens que nous restons toujours libres de sortir d’une utilité directe, immédiate.

L’intérêt principal du jeu réside paradoxalement dans son absence d’utilité.

Le jeu est-il plus présent dans notre société qu’auparavant ?

C’est en effet une idée que l’on pourrait se faire aujourd’hui avec l’enthousiasme que suscitent les spectacles sportifs, le développement des paris en ligne, le succès des jeux vidéo, le renouveau des jeux dits de société. Dans le passé, divers interdits ont entravé le développement de certains jeux. Mais la diversité des formes ludiques rend difficile, voire impossible, une comparaison globale de l’importance accordée au jeu selon les époques.

Il faut aussi pouvoir distinguer les discours valorisant ou condamnant tel ou tel jeu et les pratiques réelles. De nombreux jeux, d’adultes ou d’enfants, ont été critiqués pour des raisons religieuses, morales, économiques ou psychologiques. Autour de l’idée moderne d’addiction s’exprime par exemple le risque que le joueur ne sache plus distinguer le réel et le virtuel. Les interdits religieux se sont beaucoup focalisés contre les jeux d’argent et de hasard mais même le jeu d’échecs a subi les foudres de Saint Louis au 13e siècle et de l’ayatollah Rouhollah Khomeini au 20e siècle.

En même temps, les vertus de certains jeux sont reconnues de longue date. Déjà dans la Grèce antique, les activités avec le corps et avec le verbe participaient directement de la formation du citoyen. À la Renaissance, Érasme recommandait l’usage du jeu dans l’éducation et le célèbre tableau des « Jeux d’enfants » de Bruegel représente ceux-ci devant une école. La pédagogie jésuite a aussi, dès le 16e siècle, affirmé l’importance des jeux, notamment sportifs. Plus proche de nous, le scoutisme, depuis le début du 20e siècle, est une école de la jeunesse qui mobilise beaucoup de jeux pour transmettre des valeurs. Aujourd’hui, c’est un lieu commun de considérer que le jeu est nécessaire au développement psychologique de l’enfant, mais cela s’exprime souvent par des activités ludiques conçues ou encadrées par l’adulte.

Mais n’y a-t-il pas une tendance aujourd’hui d’en passer davantage par le ludisme dans l’enseignement ?

Je ne sais pas… Ce qui s’est passé récemment, c’est la « gamification », c’est-à-dire la coloration ludique d’activités professionnelles ou éducatives. Mais, encore une fois, il me semble que ce n’est pas toujours si nouveau : autrefois, la petite image que recevait un élève comme récompense était aussi un cadeau ludique. Certains jeux éducatifs d’antan se trouvent néanmoins profondément reconfigurés dans des applications numériques.

Vous avez étudié les matchs de Loto en Suisse, puis vous êtes rendu en Haïti pour vous pencher sur le jeu de Borlette, qui est également un jeu de loterie. Que disent ces jeux des sociétés dans lesquels ils sont pratiqués, à deux endroits opposés de la planète ?

Nous vivons sur une planète mondialisée, avec certains jeux qui connaissent des pratiques très localisées et d’autres présents en de très nombreux lieux. On remplit quasiment les mêmes cartons de Loto en Suisse, en Chine, en Afrique et même chez les Inuits. Le jeu de Borlette est un bon exemple à la fois d’une diffusion internationale et d’une pratique très locale. Dans la Borlette haïtienne, les joueurs choisissent généralement les numéros sur lesquels ils parient en fonction de leurs rêves selon une grille d’interprétation dont le principe remonte à la Smorfia, un livre des songes pour jouer au lotto napolitain. En même temps la Borlette est un jeu exclusivement haïtien. J’étais en Haïti peu après le séisme de 2010 et j’avais remarqué à quel point la société haïtienne, qui connaissait pourtant d’énormes difficultés économiques, consacrait beaucoup d’argent et d’énergie à ce jeu. On peut s’en étonner ou même s’en offusquer. Mais on peut aussi se demander si, face à un système bancaire insuffisant, la borlette ne joue pas le rôle d’une tontine : miser régulièrement sur les numéros de cette loterie permet de temps à autre de disposer d’une somme conséquente qui permet de démarrer une petite activité économique.

Comment expliquer la popularité de certains jeux dans des régions du Monde particulières ?

Les jeux s’inscrivent toujours dans un cadre culturel, historique. À la fin du Moyen-âge, puis à la Renaissance, la constitution de sociétés ludiques de tir à l’arc ou à l’arquebuse permettait de former des réserves militaires en cas de conflit. Plus tard, les échecs ont été popularisés en Union soviétique en partie pour des raisons politiques. L’URSS voulait prouver au monde, notamment par les activités sportives, la supériorité du système social communiste et a fortement encouragé la pratique de ce qu’on appelait pourtant le « roi des jeux et le jeu des rois ». Après la Seconde Guerre mondiale, une élite soviétique a ainsi dominé les compétitions échiquéennes et aujourd’hui encore la Russie est le pays qui compte le plus grand nombre de grands maîtres. En France, les milieux syndicaux proches des idées communistes ont promu le jeu d’échecs auprès des ouvriers. De nos jours, un tournoi d’échecs est toujours organisé lors de la Fête de l’Humanité et beaucoup de clubs d’échecs sont situés dans d’anciennes municipalités communistes. C’est assez représentatif de l’adaptabilité ou du polymorphisme des jeux que de pouvoir ainsi paraître à la fois populaire et élitiste.

Vous êtes aussi parti en Alaska pour étudier le jeu entre l’homme et l’animal. Qu’avez-vous appris de cette expérience ?

J’ai voulu mener une réflexion sur l’animal comme joueur car l’homme n’a pas le monopole du jeu. Beaucoup d’animaux jouent. Nous l’expérimentons au quotidien en jouant avec nos animaux domestiques, avec nos chiens et nos chats, mais les éthologistes constatent de plus en plus que le jeu n’est pas réservé aux mammifères car certains comportements d’oiseaux, de reptiles, voire de poissons peuvent être vus comme des jeux. À côté de ce jeu des animaux, il y a aussi les nombreux jeux que les êtres humains mènent en utilisant les animaux. Un exemple remarquable est celui des courses de chiens de traineau en Alaska.

Ce sont des épreuves mythiques : chaque « musher » tiré par une quinzaine de chiens parcourt près de 1800 km sous un climat extrêmement rude où la température descend régulièrement en dessous de – 40°C. Les prix des vainqueurs, en comparaison de l’exploit sportif et des dépenses générées, sont dérisoires. Les courses de mushing sont apparues au début du 20e siècle au moment de la ruée vers l’or en Alaska. Mais les grandes courses comme l’Iditarod ou la Yukon Quest se sont développées à la fin du 20e siècle grâce au tourisme qui assure aux mushers les ressources nécessaires pour vivre leur passion.

Certains jeux construisent une hiérarchie des valeurs, hiérarchie qui peut être en accord ou en opposition d’avec la société globale.

Y’aurait-il donc des sociétés qui pratiquent des jeux plus coopératifs que compétitifs ? 

L’opposition de principe entre jeux « coopératifs » et « compétitifs » me paraît difficile à tenir. La catégorie des « jeux coopératifs » est apparue, je crois, récemment avec le développement de jeux de plateau dans lesquels les participants affrontent ensemble le hasard en déployant une stratégie collective. Il me semble que cette notion de jeu coopératif n’est employée que lorsque l’adversaire n’est pas un adversaire humain. Mais cette dimension coopérative est présente dans beaucoup d’autres jeux. On pense bien sûr aux jeux en équipes, mais tout bon joueur d’échecs sait que ses pièces doivent « coopérer » entre elles pour être efficaces. Et, dans leurs courses, les mushers s’entraident, se donnent du matériel, se prêtent des chiens. Les jeux de plateau coopératif se distinguent donc moins par leur dimension coopérative que par l’effacement d’un antagonisme humain.

Le jeu est-il pour vous un moyen de découvrir un aspect de la société où il se déroule ?

Oui, un moment ludique s’inscrit toujours dans un espace social plus large, mais cela se réalise de manière complexe. Certains jeux construisent une hiérarchie des valeurs, hiérarchie qui peut être en accord ou en opposition d’avec la société globale. Les situations ludiques développent souvent des éléments en contradiction d’avec la société. Par exemple, même dans une société hiérarchisée, beaucoup de sociabilités ludiques privilégient des relations de pairs, d’égaux. Se met alors en place une sorte de « démocratie ludique ». C’est ainsi que les espaces ludiques peuvent devenir des lieux d’expérimentation d’autres univers sociaux.

Illustration de Camille Patureau pour Limite.

Cet article est un complément de notre dossier consacré aux jeux paru dans le dernier numéro de la revue Limite.

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