Terrence Malick est l’auteur d’une œuvre intensément poétique, souvent incomprise par la critique. Dans ses trois derniers films, entre tous les plus personnels et les plus audacieux, le réalisateur texan nous offre une méditation sur la relation de l’homme à Dieu dans le contexte d’une modernité aliénante. La nature y apparaît comme une voie privilégiée vers soi et vers les cieux. Dans la première partie de cet article, zoom sur Knight of Cups, sorti en en 2015. Retrouvez ici la seconde partie de cet article.

 

La trilogie Malick : lumière divine dans les salles obscures

Alors que les premiers films de Terrence Malick, à défaut d’avoir toujours connu de francs succès commerciaux, ont rencontré la faveur d’une critique quasi unanime, ses trois dernières réalisations ont laissé dubitative, agacée voire nettement irritée une part conséquente du public et des professionnels de la glose cinématographique, des deux côtés de l’Atlantique. A commencer par The Tree of Life (2011) qui, en dépit d’une Palme d’or venue couronner, avant tout, la singularité et le talent incontestable de son auteur, a été accusé, pêle-mêle, de donner dans la bigoterie ou le prosélytisme chrétien, de ne présenter aucun fil narratif cohérent, d’aligner les belles images sans rien proposer de substantiel et de sombrer par moments dans le kitsch, la mièvrerie ou la maladresse. Les reproches se feront plus vifs encore à l’encontre de son film suivant, A la Merveille (To The Wonder, 2012), et pour cause : ne faisant cas, semble-t-il, ni des goûts du jour ni des avis autorisés, le réalisateur texan creuse son sillon en poussant plus loin encore l’exercice de dépouillement entrepris avec The Tree of Life, réduisant un peu plus la place, déjà restreinte, accordée aux dialogues pour privilégier l’usage de voix off révélant les questionnements, les doutes et les espérances qui traversent ses personnages. Quant à Knight of Cups, son dernier film en date, il aura fini de déconcerter les spectateurs attachés à ses premières réalisations, de facture plus conventionnelle, et de lasser les journalistes les plus impatients par sa forme expérimentale étourdissante, l’apparente circularité de son propos et son symbolisme, sinon abscons, du moins exigeant.

Ces œuvres, qui forment un triptyque cohérent tant du point de vue esthétique que philosophique, sont de ce fait peuplés de cœurs enténébrés, de personnages tourmentés, travaillés par un profond sentiment d’esseulement, de perte, de deuil et d’égarement. Chacun d’eux a un chemin à parcourir, une nuit d’obscurité à traverser pour retrouver la flamme intérieure capable de les rendre à la lumière.

Pourtant, ces trois films, indiscutablement audacieux, sont aussi les plus personnels de Terrence Malick qui, outre les éléments autobiographiques[1] qu’il y a semés et lui ont fourni l’essentiel de sa matière, s’y livre à des méditations intimes sur les souffrances spirituelles ou existentielles induites par le mode de vie moderne, propice à l’obscurcissement des consciences. Souffrances affectant les hommes qui, malgré eux, s’éloignent de Dieu, de la nature et les uns des autres, dans un triple mouvement de retrait, une triple aliénation dont le résultat et le symptôme le plus aigu sont l’incapacité de pleinement aimer.

La lumière et la nature, omniprésentes dans le cinéma de Malick : ici réunis dans The Tree of Life.

La lumière et la nature, omniprésentes dans le cinéma de Malick : ici réunies dans The Tree of Life.

Ces œuvres, qui forment un triptyque cohérent tant du point de vue esthétique que philosophique, sont de ce fait

peuplés de cœurs enténébrés, de personnages tourmentés, travaillés par un profond sentiment d’esseulement, de perte, de deuil et d’égarement. Chacun d’eux a un chemin à parcourir, une nuit d’obscurité à traverser pour retrouver la flamme intérieure capable de les rendre à la lumière. Et dans ce périple qui n’est autre qu’un retour à soi, la nature a un rôle spécial à jouer : conformément à la philosophie transcendantaliste, qui doit tant à Ralph Waldo Emerson, et à une tradition chrétienne méconnue, elle témoigne, par sa beauté, de la présence du divin, elle rappelle l’homme à plus grand que lui-même, à ce qui le dépasse, tout en lui redonnant sa place au sein de la création et en l’invitant à s’ouvrir aux dons de la grâce, seule capable de le justifier, de donner sens, épaisseur et vérité à son existence.

Ainsi, pour Emerson, « toute la nature est un livre dans lequel une leçon est écrite : l’omniprésence de Dieu, la présence d’un tendre amour sans limite »[2]. Bien avant le père du transcendantalisme, le livre de la Sagesse affirmait que « la grandeur et la beauté des créatures font contempler, par analogie, leur Auteur » (13 : 5) tandis que le Psalmiste contemplait « les cieux, ouvrage de Tes doigts, la lune et les étoiles que Tu as créées » (8 : 4). Dans la tradition occidentale, saint Bernard de Clairvaux, saint Bonaventure et, bien entendu, saint François d’Assise, auteur du fameux Cantique des créatures, ont à tour de rôle célébré la nature comme « splendide livre dans lequel Dieu nous révèle quelque chose de sa beauté et de sa bonté »[3]. Quant aux Récits d’un pèlerin russe, trésor de la spiritualité orthodoxe russe, ils ne signifient pas autre chose lorsque leur narrateur confie que « les arbres, les herbes, les oiseaux, la terre, l’air, la lumière, tous semblaient me dire qu’ils existent pour l’homme, qu’ils témoignent de l’amour de Dieu pour l’homme ; tout priait, tout chantait gloire à Dieu ! »[4]

Knights of Cups : Quête du Graal à Hollywood

Plus qu’avec aucune autre de ses œuvres, Malick explore avec Knight of Cups la thématique de l’aliénation spirituelle. Autobiographique à plus d’un titre, le film est tout entier centré sur la figure de Rick, incarné par Christian Bale, qui, comme Malick à ses débuts dans le cinéma, gagne sa vie en tant que scénariste. Comme son créateur, Rick a également perdu l’un de ses frères, suicidé[5], et comme lui sûrement, il se laisse d’abord séduire par les blandices hollywoodiennes avant de prendre conscience de la vanité qui l’entoure, de la vacuité qui l’habite, et de chercher sa voie hors de ce monde d’apparences et d’artifices.

Le personnage de Rick, acculé par la lumière factice de Las Vegas.

Le personnage de Rick (interprété par Christian Bale), acculé par la lumière factice d’Hollywood.

Les premières minutes du film donnent le ton  et annoncent les développements qui vont suivre. Knight of Cups s’ouvre en effet avec la lecture du premier paragraphe du Voyage du pèlerin, un classique de la littérature protestante anglo-saxonne rédigé au XVIIe siècle par le pasteur anglais John Bunyan[6]. Ce récit en forme de conte initiatique met en scène un personnage nommé Chrétien, qui fuit la ville de Destruction, promise au châtiment divin, pour gagner, au terme d’un long périple et de multiples épreuves, la Cité céleste où, transfiguré, il est accueilli par les anges et mis en présence du Seigneur. Peu après, c’est l’Hymne de la Perle, un conte inséré dans les Actes de Thomas, apocryphe syriaque datant du IIIe siècle, qui est évoqué par l’ombrageux père de Rick. Un prince, qui vivait au Royaume de son Père, est envoyé en Égypte pour en ramener la perle qui gît au fond de la mer, tout près du « serpent qui siffle ». Parvenu en Égypte, il accepte la nourriture que lui offrent les habitants de ce pays et entre dès lors dans un « profond sommeil » qui lui fait oublier l’objet de sa quête et jusqu’à son identité. Conscients de son sort, ses parents lui adressent un message, porté par un aigle : « Je me souvins que j’étais fils de rois, et ma liberté se languissait après ma nature », raconte le prince, qui parviendra à s’emparer de la perle avant de retrouver l’Orient, sa patrie.

Au cœur de cette Égypte qu’est pour lui Hollywood, industrie du rêve et temple de l’illusion, Rick est pris dans les rets du monde, séduit, étourdi, emporté dans la ronde des plaisirs éphémères et des joies tristes que l’on recherche compulsivement  pour mieux oublier l’essentiel, s’oublier soi-même, enfouir son être et dissimuler son visage dans la mascarade perpétuelle de fêtes où le champagne coule avec autant d’entrain que les discours se font oiseux et frivoles.

« Bien que je sois dans les ténèbres, je crois en la lumière. J’ai appris de certaines sources que je n’appartiens pas à ce monde ni à ce qui s’y trouve. Mais je vois et je suis charnel. Quand je vois une jolie femme, de grosses voitures, de l’argent, je veux en être ».

Rick trouve un temps son compte dans cet univers qui n’est pas sans rappeler la « foire aux vanités » décrite dans le Voyage du pèlerin, et dans la multiplication des conquêtes féminines. Pourtant, chacune des femmes qui se succèdent entre ses bras porte son propre mystère, chacune d’elles est le témoignage, le signe et la promesse de quelque chose de plus grand. Car comme dans tous les films de Malick, les femmes, créatures de chair et d’éther, emblèmes de l’amour et de l’innocence, ont partie liée avec les choses célestes. Parmi elles, retenons deux personnages qui font figure de pôles opposés. La ténébreuse Della (Imogen Poots), tout d’abord, qui voudrait « vivre comme personne n’a jamais vécu », cite saint Augustin (« Aime et fais ce que tu veux. Un saint l’a dit ») et lui livre, la première, les vérités qu’il préférait jusque-là ignorer : « Tu ne veux pas d’amour, lui révèle-t-elle, mais des expériences d’amour », ajoutant que « nous ne menons pas la vie pour laquelle nous sommes faits, nous sommes faits pour autre chose ». La radieuse Karen (Teresa Palmer), ensuite, strip-teaseuse aux façons adolescentes qui semble se complaire dans le monde de l’apparence et de l’expérimentation mais paraît, en définitive, aussi perdue que Rick. Si elle assure que « tu peux être qui tu veux, tu peux être un connard, un saint, un dieu », que « toujours, ça n’existe pas », que « l’esprit est un théâtre » et qu’il faut « tout essayer », elle s’interroge et conclut : « Le véritable amour existe-t-il ? Où est-il ? Comment y arrive-t-on ? La seule issue est en soi ».

C’est d’ailleurs avec Karen que Rick se rend à Las Vegas, haut lieu du tape-à-l’œil et de la contrefaçon, où se dressent une tour Eiffel d’imitation, un faux sphinx, une réplique de la Victoire de Samothrace et où déambule un grossier sosie d’Elvis. Dans cette cité désertée par l’Esprit, le couple croise un Afro-Américain aux allures de petit proxénète qui leur livre sans ambages sa part de vérité : « Bien que je sois dans les ténèbres, explique-t-il, je crois en la lumière. J’ai appris de certaines sources que je n’appartiens pas à ce monde ni à ce qui s’y trouve. Mais je vois et je suis charnel, ajoute-t-il en en vocabulaire qui rappelle celui de saint Paul[7]. Quand je vois une jolie femme, de grosses voitures, de l’argent, je veux en être ».

Rick prend conscience, lui aussi, qu’il n’appartient pas tout à fait à ce monde ou, plus exactement, qu’il n’est pas celui qu’il croyait être en se perdant dans le tourbillon mondain : « Toutes ces années à vivre la vie de quelqu’un que je ne connaissais même pas », soupire-t-il dès les premiers instants du film. « Tu vis en exil. Étranger en terre étrangère. Un pèlerin. Un chevalier. Trouve ton chemin, de l’obscurité à la lumière », semble lui répondre en voix off son père, qui ne cesse au long de cette odyssée intérieure de le rappeler au souvenir de la perle.

Échoué dans une vie d’illusions et de distractions, Rick doit devenir ce Cavalier de Coupe, arcane mineur du tarot qui a donné son nom au film et dont Alejandro

Affiche américaine de Knights of Cups

Affiche américaine de Knights of Cups

Jodorowsky a joliment interprété la symbolique, qui rappelle immanquablement la quête du Graal : « Main ouverte, je poursuis mon symbole, la Coupe. Je ne la tiens pas entre mes doigts : elle nous guide, ma monture et moi, flottant dans l’air. Coupe ouverte d’où surgit une source d’amour… C’est cet amour qui est mon guide, je ne sais pas où je vais. Je le suis sans douter qu’il me conduira vers ma réalisation, qui est l’état de grâce »[8].

Pour ce faire, pour emprunter la voie juste parmi une multitude de routes qui ne semblent mener nulle part, Rick devra passer par une ascension spirituelle, comme le suggère la gravure de l’écrivain mystique allemand Dionysius Andreas Freher utilisée sur les affiches américaines de Knight of Cups. Cette ascension exige elle-même de s’arracher un instant au monde, à son vacarme, à ses faux-semblants et à ses exigences immédiates pour tendre l’oreille à sa voix intérieure et se disposer à recevoir la grâce. Et c’est naturellement en s’écartant de la ville, parmi des solitudes peuplées de plantes sauvages ou de roches, au cœur de la nature, que Rick pourra le mieux entendre cette voix, se retrouver lui-même avant de recouvrer sa liberté.

[1]     Pour des éléments biographiques détaillés, voir notamment Fabien Maray, Terrence Malick. Le Paradis perdu, Jacques Flament Éditions.
[2]     Cité par Raphaël Picon, Emerson. Le sublime ordinaire, CNRS Éditions, p. 54.
[3]     Lettre encyclique Laudato Si’, pape François, éditions Parole et Silence, p. 12.
[4]     Récits d’un pèlerin russe, Éditions de la Baconnière-Éditions du Seuil, coll. « Livre de vie », p. 57.
[5]     L’un des frères de Terrence Malick, Larry, parti étudier la guitare auprès du maître espagnol Andrés Segovia, s’est donné la mort après s’être volontairement brisé les mains.
[6]     La traduction française du Voyage du pèlerin a été publiée par les Éditions CLC France.
[7]     « Mais je suis charnel, vendu au péché », Romains 7 :14.
[8]     Alejandro Jodorowski et Marianne Costa, La voie du tarot, Albin Michel.