Lorsque Limite le rencontre, en mars 2018, Sylvain Tesson rentrait de l’une de ses aventures. Il venait de passer plusieurs semaines à plat-ventre dans la neige, pour observer la panthère des neiges dans les montagnes du Tibet. Un voyage grâce à auquel l’écrivain glanera en 2019 le prix Renaudot. Depuis la terrasse de son appartement en plein quartier latin où gisent des sacs à dos de randonnée, des chaussures de marche et des piolets, on aperçoit le clocher de l’église Saint-Séverin, si proche qu’on se croirait réellement dans un village médiéval, loin des touristes qui déambulent un peu plus bas. En buvant du thé, Sylvain Tesson nous parle de l’attente dans la neige, du froid, mais aussi de la Russie, du conservatisme ou encore de son rapport à notre société moderne. C’est un être de chair, une plume qui se nourrit de ses muscles, et la conversation avec lui a des allures d’escapade. Entretien avec un premier de cordée, un vrai.

Des propos recueillis par Eugénie Bastié / Illustrations de Charlotte Guitard

LIMITE.- Il y a plein de choses que j’aimerais vous demander, mais la première, parce que qu’elle m’intrigue et me rapproche de vous, c’est celle-là : d’où vient votre passion pour la Russie ?


Sylvain TESSON.- C’est d’abord l’expérience intime d’un cousinage mystérieux et affectif, le sentiment lorsque je suis là-bas, d’être chez moi. Les Russes ont un comportement existentiel qui me ravit : une relative indulgence pour l’excès. Soit l’antipode de ce que l’on vit ici, où on a l’impression que nos hommes politiques sont obsédés par l’idée de nous domestiquer, de nous régenter, de nous royaumer dans nos comportements. On peut sans doute dire moins de choses en Russie qu’en France, moins en publier, mais on peut agir de manière plus débridée. La transgression est tolérée davantage. Je parle de la Russie des villages, rurale, ce qui est entre l’Oural et Vladivostok. Ce qui me plait aussi là-bas, c’est ce goût pour la force vitale et la capacité à ne pas toujours tout mesurer à l’aune de la dialectique entre l’oppresseur et la victime. Ce qui est un comble dans le pays qui s’est offert avec tant de fièvre au marxisme !. Quand il fait moins cinquante et que la bagnole ne démarre pas, ils ne se disent pas que c’est la faute de l’état !  S’il y a des congères devant l’école, le Russe prend une pelle. En Russie, forcé par la douleur des siècles, on est près de la vie, tout près. Enfin, il y a en Russie un rapport charnel, organique à la nature. J’ai un œil de géographe. Un paysage qui se déroule sur dix fuseaux horaires, m’impressionne. Davantage, je l’avoue, que le jardin potager à la française dont je reconnais la minutieuse valeur mais qui a perdu en sauvagerie ce qu’il a gagné en plate-bande. J’ai un goût pour ce que nous avons perdu : le même paysage invariable, intouché, qui s’étend sur des milliers de kilomètres.

Il y a un paradoxe chez vous : vous êtes à la fois profondément inscrit dans une généalogie et une géographie françaises et en même temps irrésistiblement attiré ailleurs. Que cherchez-vous dans vos voyages ? Ou plutôt, que fuyez-vous ?

Mes voyages les plus récents (Les Chemins noirs, le Tibet) sont une tentative d’aller à la rencontre de ce qui n’est pas humain. Je ne place pas l’homme au sommet de tout. Je cherche des territoires où il n’est pas là. Je scrute les endroits où il ne peut faire que passer : la montagne, la paroi, les forêts, les steppes, les plateaux tibétains. Je fuis l’anthropisation du territoire. Je cherche le poème initial ce que l’on appelait au XIXe siècle les contrées « pré-adamiques ». Mais parfois que voulez-vous, on est bien obligé de battre la campagne où l’homme s’est installé. Alors, là, il convient de chercher « le terroir », c’est-à-dire un paysage fécondé lentement par l’homme, à l’échelle des millénaires. En de tels lieux, le paysan a signé un traité de paix avec le climat, le sol et l’écosystème. Mon père est picard, ma mère est du centre de la France. En France, marqueterie physique et kaléidoscope paysan, le moindre arpent de territoire a été décrit par un poète, peint par un peintre, labouré par un serf. C’est beau mais étouffant.

Vous êtes un aventurier mais aujourd’hui tout le monde rêve de l’être. Si tout le monde veut être Sylvain Tesson, n’est-ce pas la fin du voyage ?

Les zones qui échappent au déversement torrentiel du tourisme de masse existent encore. C’est ce que j’explique dans Les chemins noirs (Gallimard, 2016) : il suffit simplement d’avoir de l’imagination, de travailler un peu, de chercher à sortir des sentiers battus. Il y a encore des d’interstices. Ça demande un peu d’effort, mais les échappées existent.

« Mes voyages les plus récents sont une tentative d’aller à la rencontre de ce qui n’est pas humain. Je ne place pas l’homme au sommet de tout. Je cherche des territoires où il n’est pas là. Je scrute les endroits où il ne peut faire que passer. »


Nous sommes dans une société qui proclame son libéralisme mais multiplie les interdits. Trouvez-vous notre société étouffante ?


La révolution numérique donne à tout le monde voix au chapitre. Vous n’avez rien à dire ? Hurlez-le ! Voilà ce que propose le dispositif numérique : un porte-voix qui prend davantage en compte le volume sonore que la valeur du propos. Il y a là une fable à caractère hydraulique :  il faut s’imaginer les grands génies de la Silicone Vallet qui ont installé autour du Globe terrestre des millions de kilomètres de tuyauterie et de câbles. Ce qui passera dedans ? Peu importe, disent-ils ! Des excréments ou de l’or, c’est la même chose ! Tout se vaut frères humains ! Voilà ce qu’ils proclament avec leurs outils technologiques qui sont l’incarnation de la pensée égalitariste. Moi, je viens de la civilisation d’avant : celle des sourciers, les hommes qui cherchaient l’eau avant de creuser les canaux.
 Autre chose que nous mesurons mal : cette technologie est une arme de dompteur. Elle rend service aux maîtres, elle permet la soumission des masses, elle place chaque être humain sous l’œil de Sauron, l’œil de Moscou, l’œil du geôlier, appelez-cela comme vous voulez. Je comprends que les hommes politiques travaillent à faire ruisseler le WI FI partout. Ils se disent, le soir : « connectons-les tous ! Cela les anesthésiera et nous les tiendrons à l’œil ». Je me permets une parenthèse, puisque je parle de nos dirigeants : ils me fascinent, ces hommes politiques. Ce sont des entomologistes ratés, trop mauvais en sciences pour faire de la zoologie, mais qui se passionnent pour la direction des masses. Ils voulaient être Maeterlinck, ils se sont contentés du conseil régional.

Certes mais aujourd’hui justement, c’est le mouvement qui est devenu le mot d’ordre politique par excellence. En Marche ! disent-ils…

Vous faites la distinction entre l’enracinement et la mobilité, les fondations et la fluidité, entre les nomades et la colline inspirée…J’aime l’analogie du port d’attache. J’arrive à lier en moi le sentiment d’appartenance profonde à un lieu, et l’appel du large. Je me sens profondément de quelque part, et aspire au voyage : voilà une dialectique que comprennent les bateaux à voile. Je ne suis pas dans la glorification du mouvement pour le mouvement, de l’agitation, du progrès, c’est-à-dire de l’épilepsie. Je glorifie le mouvement physique, organique, que l’évolution a minutieusement ajusté : le déplacement. La danse, l’escalade, la vitesse, le génie de la mobilité animale. Cela n’a rien à voir avec le nomadisme civilisationnel, qui consiste à errer de Starbucks café en zone piétonne commerciale. On peut très bien vénérer les cloitres et les quais d’embarquement.
Ce qui est intéressant avec l’intelligence artificielle et le numérique, c’est qu’on voit que les robots remplacent plus facilement nos capacité mentales que physiques : on arrive à faire des robots champions en jeu de Go, mais pas des petits rats de l’opéra. La chair est plus difficile à reproduire que l’intelligence….
Il y a une intelligence du geste. Le rêve du globalisme marchand c’est le mouvement généralisé du consommateur qui glisse d’une caisse à l’autre. C’est un cauchemar. Le mouvement que moi je prône exige un effort, une solitude, un recentrement par le déplacement. Ce qui est applicable à la patrie intérieure n’est pas comparable à ce qu’on voudrait promettre à une société toute entière.



Outre le bruit et le mouvement, notre civilisation exige aussi une transparence absolue, et la fin de la vie privée…. Est-ce cela aussi que vous fuyez?

Dans mes livres, je raconte ma vie, mais je ne dis rien de moi. Je ne suis pas dans l’autofiction narcissique, je raconte des faits, des actions. Je suis effaré par l’idée de la vie transparente. Le goût occidental architectural nous emmène vers des bâtiments entièrement en verre. Il y a aussi les open space, la fin des cabinets dans les restaurants, les carrés dans les TGV. Le vis-à-vis imposé.

Vous évoquez dans votre livre les ruines, les paysages, tout ce qui dure et qui échappe au mouvement. Vous n’avez pas de téléphone, pas de télévision, pas de profil Facebook. Vous considérez-vous comme un antimoderne ?

J’ai étudié la géologie, la géographie physique. J’ai un goût pour le substrat. Cela finit par renforcer chez moi l’impression de la fugacité du passage de l’homme sur la terre. Ce goût pour les pierres, les fondations géologiques s’est transformé en goût pour les fondations culturelles. Quand on se passionne pour les pierres qui ont des millions d’années d’âge, on vénère ce qui demeure. Je m’intéresse très peu à ce qui est à venir. Je suis éberlué par les gens qui se passionnent pour l’innovation. Il n’y a rien de plus ringard que ce qui est innovant. Moi, je suis passionné par les invariants. Par exemple le sens de l’orientation chez des guides de montagne. Je trouve plus intéressant l’homme qui a une perception animale du terrain, plutôt qu’un GPS. Je préfère les intuitions aux algorithmes. Mais je suis optimiste. La supériorité de ce qui dure finira par triompher de l’agitation fétichiste.

« Plus le monde réel se dégrade, écosystémiquement parlant, plus on se réfugie dans le virtuel.  » Les nouvelles technologies vont arranger les choses « , disent- ils. On se rêve autre chose, car on est incapables de se contenter du monde. On l’a salopé. »



Vous vous définiriez comme un conservateur ?

C’est un mot qui n’est pas infâmant. La conservation, c’est le mot d’ordre de toute biologie. Nous sommes des êtres de conservation qui cherchons à nous maintenir en vie. Conservateur de musées d’ailleurs, c’est un beau métier. Les adorateurs du progrès, eux aussi sont des conservateurs : ils essaient de conserver leurs postes, leurs privilèges, leurs pouvoirs.


Au niveau individuel, les comportements sont de plus en plus encadrés, standardisés, on recherche le confort et même le conformisme. Mais au niveau collectif, on ne cherche qu’à transgresser les grandes limites naturelles de l’homme, la mort, le vieillissement….Vous c’est l’inverse !


Il faut distinguer les limites que l’on cherche à dépasser personnellement et le franchissement des limites globales institué comme principe de fonctionnement des sociétés. Moi, je franchis des limites physiques. Je n’en fais pas un mot d’ordre.  Je me souviens d’une boite de montres pour grands sportifs qui avait pour slogan « no Limit ». Tous les sportifs qui étaient financés par cette compagnie, parachutistes, plongeurs, sont morts. Le ‘no limit’ a quelque chose d’adolescent. Normalement, quand on est jeune on cherche à tester ses limites, et puis quand on les a trouvés, on s’assagit et on construit une vie. Très bizarrement, l’humanité suit la pente contraire : nous avions commencé par la sagesse (les Grecs) et nous allons vers la dinguerie. Clément d’Alexandrie, au IIe siècle avait tout dit : « contente toi du monde ».  L’horizon de l’humanité type Sillicon Valley c’est l’institutionnalisation de l’adolescence en modèle de vie. C’est une forme de sénilité.
Plus le monde réel se dégrade, écosystémiquement parlant (50 % des vertébrés des zones humides ont disparu) plus on se réfugie dans le virtuel. « Les nouvelles technologies vont arranger les choses », disent-ils. On se rêve autre chose, car on est incapables de se contenter du monde. On l’a salopé. Alors on cherche à aller sur Mars. Le fétichisme cybernétique est un messianisme. Internet, c’est un fusil dans les mains d’un singe. C’est un prétoire géant, un palais de justice global.   Alors je cherche à prendre la fuite.

E.B