Depuis l’élection d’un pape latino-américain, la théologie de la libération, un mouvement théologique populaire et révolutionnaire d’Amérique du Sud, sort de l’ombre. C’est l’occasion de redécouvrir ce courant trop souvent incompris et méconnu.

 

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Gustavo Gutiérrez Merino

Le premier moment fort de l’expression de cette nouvelle théologie est la conférence des évêques d’Amérique latine de 1968 proclamant : « Nous sommes au seuil d’une époque nouvelle de l’histoire de notre continent, époque clé du désir ardent d’émancipation totale, de la libération de toutes espèces de servitudes. » Un mois plus tôt, Gustavo Gutierrez, aumônier des étudiants péruviens, forgeait l’expression « théologie de la libération », qu’il développera en 1971 dans un livre au titre éponyme, rapidement traduit en une vingtaine de langues. Pour lui, « la théologie de la libération dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu. » La théologie de la libération se veut être une vraie théologie, une « théologie fondamentale », appuyée sur la révélation et la tradition, tout en gardant une dimension sociale très concrète : « On ne peut être chrétien aujourd’hui sans un engagement de libération », insiste Gutiérrez.

Pour le théologien de la libération, il ne s’agit pas moins que de prendre au sérieux l’Evangile annoncé aux pauvres, et non pas « l’évangile qui plaît à la bourgeoisie » selon l’expression de José Comblin, dans le contexte concret qui nous est propre. Voilà pourquoi la théologie de la libération est appelée aussi théologie contextuelle. Et en ce sens toute théologie est contextuelle, car le réalisme de l’incarnation est que l’Eglise, corps du Christ qui doit toujours revenir au Christ pour l’incarner, s’incarne justement dans un contexte concret et particulier dans lequel il s’agit toujours d’aller en priorité annoncer la Bonne Nouvelle de la libération aux pauvres, aux humbles, aux opprimés, aux crucifiés de notre temps. On reconnaît là cette « option préférentielle pour les pauvres » qui est, avec la notion de « structure de péché » qui désigne une injustice structurelle, une « violence institutionnalisée », un des apports importants de la théologie de la libération à la doctrine sociale de l’Eglise. On y retrouve de même que l’affirmation, reprise par le pape François, que l’Eglise est avant tout « l’Eglise des pauvres » que les riches peuvent rejoindre pour autant qu’ils se font pauvres avec les pauvres, qu’ils rejoignent les « périphéries existentielles » où se trouve Jésus, pauvre parmi les pauvres, « un Jésus réel au milieu d’opprimés et d’oppresseurs réels ».

« Tout commence avec la pauvreté matérielle. Le royaume est pour les pauvres parce qu’ils sont matériellement pauvres, et le royaume est pour non-pauvres dans la mesure où ils s’abaissent vers les pauvres, les défendent et se laissent imprégner de l’esprit des pauvres. Cette matérialité réelle de la pauvreté ne peut être remplacée par aucune spiritualité ; c’est une condition nécessaire, quoique non suffisante, de la pauvreté évangélique », écrivait ainsi Ignacio Ellacuria, qui fut assassiné comme tant d’autres pour son engagement.

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Car un mouvement aussi radicalement évangélique ne pouvait que susciter l’ire des puissants. Soutenus par la CIA, régimes militaires et mouvements paramilitaires persécuteront violemment tous ceux qui sont liés de près ou de loin à la théologie de la libération, et même des prélats comme Mgr Oscar Romero, béatifié le 23 mai dernier, assassiné le 24 mars 1980 par un tueur des Afficher l'image d'origine« escadrons de la mort » alors qu’il célébrait la messe. Comme lui, d’autres théologiens, des centaines de prêtres et religieuses, des dizaines de milliers de fidèles sud-américains payeront de leur vie leur engagement en faveur des plus pauvres, signant de leur sang les mots de l’Evangile : « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés. » (Luc 4, 18)

Qui sont leurs assassins ? Qui sont les tueurs des pauvres et de leurs défenseurs ? Dans tous les cas, ce sont leurs oppresseurs et tous ceux qui ont intérêt à leur oppression, les riches et les puissants, les grands propriétaires, la classe capitaliste et la grande bourgeoisie – y compris de nombreux catholiques clercs ou laïcs épouvantés par l’épouvantail communiste. Comme l’a dit avec humour l’évêque brésilien Helder Camara, proche comme Oscar Romero des théologiens de la libération : « Quand j’aide les pauvres, on dit que je suis un saint. Lorsque je demande pourquoi ils sont pauvres, on me traite de communiste. » Alors, saint ou communiste ? Et pourquoi pas les deux ? Peut-on prétendre être saint sans être partageux ? Jon Sobrino y insiste, dans le monde d’aujourd’hui, la traduction concrète de la « civilisation de l’amour » dans sa dimension socioéconomique « ne peut être autre chose que la « civilisation de la pauvreté », le partage – dans l’austérité – par tous des ressources de la terre et la « civilisation du travail » mise au-dessus de celle du capital.» (1)

Loin de la spiritualité « bourgeoise », désengagée et égocentrée qui est trop souvent la marque de fabrique d’un certain catholicisme contemporain, il est temps de prendre le message de libération de l’Evangile au sérieux. C’est ce à quoi invite la théologie de la libération.

(1) Jon Sobrino, Jésus Christ libérateur, Présenté par Gustavo Gutierrez, Cerf, 2014

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