C’est un très grand écrivain qui vient d’un tout petit pays. Il écrit de petits romans, qui sont presque tous des chefs-d’œuvre. Rarement plus de 200-250 pages. D’ailleurs, il n’hésite pas à dresser une analogie entre la taille des œuvres et celle des pays où vivent leurs auteurs. La Russie a permis les pavés de Tolstoï et Dostoïevski. La Suisse, et plus précisément les pays du Vaud et du Valais, ont permis Charles-Ferdinand Ramuz.

Ses ancêtres étaient vignerons et cultivateurs, mais lui est né à Lausanne, c’est un citadin. Comme Péguy, on sent chez lui cette culpabilité noble de n’être pas tout à fait un homme de la terre, un homme du « pays », un paysan. Il découvre leur mode de vie et y participe le week-end, dans la ferme de son père, à quinze ans. Sa carrière débute à Paris en 1902, alors qu’il a 24 ans, puis il revient définitivement en Suisse douze ans plus tard, au début de la Grande Guerre. Il découvre, avec un regard neuf et mûr, les paysages dans lesquels il ancrera ses récits. Plus le champ visuel est profond, plus il s’immerge dans la contemplation. Il a besoin d’eau et de montagne dans son collimateur. Surtout d’eau ; sinon, le tableau qu’il fixe ne pénètre pas ses pores, lui demeure indéchiffrable, comme s’il manquait une dimension.

Installé tout d’abord dans le Valais, il retourne près de Lausanne et ne quittera plus « La Muette », son dernier domicile élu en 1930. Ce nom en dit long sur le caractère de l’homme et de ses personnages – on songe aussi au début de son Journal, à la date du 27 septembre 1901, lorsqu’il écrit que la « muette » (l’élision du e) est ce qui rend fragile la versification française, à laquelle il est attaché.

C’est donc de retour au pays qu’il aura trouvé son style propre, essentiellement celui de la métaphore mêlant les hommes aux éléments et aux objets, comme à la recherche de la véritable unité perdue – non, il n’est pas freudien. Ramuz recherche l’universel non pas dans un type, mais dans l’élémentaire. Dans la Nature ou la nature humaine. Ce qui n’est pas déformé par les traditions. Ce qui est plus fort que nous et que l’on porte dans les recoins de soi – il intéressera plus l’anthropologue que le sociologue.

Et le paysan est un homme total, complet, comblé. L’unique, la dernière « espèce » auto-suffisante, qui se nourrit, se loge, ne dépend de rien si ce n’est du sol et des caprices du climat.

Et quel serait ce genre d’homme élémentaire si ce n’est le paysan ? Élémentaire au sens d’éternel : les premiers hommes étaient les premiers paysans. Et le paysan est un homme total, complet, comblé. L’unique, la dernière « espèce » auto-suffisante, qui se nourrit, se loge, ne dépend de rien si ce n’est du sol et des caprices du climat. Le paysan ne connaît non pas le bonheur, mais la plénitude, qui est constante ; le repos fait partie du métier, et chaque heure de la journée est dédiée à sa vocation. Le paysan connaît les mystères de la Nature, mais il ne les partage pas. Par mystère, Ramuz entend la source de toute vie, qu’elle soit animale, végétale ou minérale. Ce paysan est réellement mystérieux, c’est donc un parfait personnage de roman, de tous ses romans. Il taille, il creuse, il arrose : seul l’outil le sépare de sa matière, mais l’outil est une prolongation de la main, contrairement à la machine qui marque une séparation. Ramuz insiste bien sur ce point dans Questions : dans le domaine de la technique, un mur sépare la fourche de la moissonneuse. La première prolonge notre rapport à la Nature, la seconde nous en prive. La première accepte le mystère, la seconde le nie. Ramuz, attendri par l’idéal communiste mais pas marxiste pour un sou, opère une distinction nette entre le paysan et ces damnés des villes, entassés au pluriel : les prolétaires.

Les éléments sont faits pour être contemplés, ou pour qu’on s’y soumette, ou bien pour être taillés : on peut les sublimer mais jamais les défigurer. […]

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