De nombreux sociologues décrivent le football comme un révélateur des mutations sociales. C’est d’autant plus vrai depuis que le capitalisme a colonisé le sport le plus populaire pour en faire un véritable marché où seul le résultat compte. Transferts indécents, joueurs mercenaires, style de jeu défensif et individualisme sont la conséquence logique de l’emprise de l’économie sur le ballon rond. Néanmoins, depuis quelques années, nous assistons à un changement de paradigme. Initiée notamment par l’équipe nationale d’Espagne et le FC Barcelone, une véritable révolution culturelle s’opère dans le football et redonne au passing game ses lettres de noblesse.

Lors du quart de finale de la coupe du monde 1998, l’équipe de France battait l’Italie au tir au but après un 0-0 dans le temps réglementaire. Cesare Maldini, sélectionneur des azzuri, ironisait : « nous avons accouché d’un monstre ». L’équipe d’Aimé Jacquet remportait ensuite le mondial avec un onze de départ alignant huit joueurs défensifs et pratiquant un jeu laborieux. Cette victoire s’inscrit dans une décennie dominée par un football italien globalement défensif, rude et efficace couronné de dix titres européens. Dans un football davantage gangréné par l’économie depuis l’arrêt Bosman en 95, les clubs sont de plus en plus tenus à la gorge par les « enjeux économiques » et jouent surtout pour ne pas perdre.

La résurrection du passing game

Au milieu des années 2000, un vent d’air frais arrive d’Espagne. Le sport est promu symbole d’unité nationale après la mort de Franco en 1975 et l’accession à la démocratie. Il participe progressivement à réunifier des régions dont les particularismes ont été écrasés par le franquisme. Les centres de formations vont alors privilégier la technique et l’intelligence sur le physique et s’attacher à recruter et former en local afin de valoriser leurs régions. Le FC Barcelone incarne ce tournant. Lorsque Josep Guardiola arrive en 2008 à la tête des Blaugrana, il évince Déco et Ronaldinho pour donner les clés du jeu aux catalans Xavi et Iniesta. Puis il titularise le jeune Busquets à la place de l’excellent Yaya Touré. L’équipe impose le tiki-taka, un jeu basé sur le redoublement de passes courtes et précises, et domine rapidement l’Europe. Le Barça symbolise ce changement profond du football espagnol. Les autres clubs, moins fortunés, s’appuient également sur la formation et le jeu technique. Fin des années 2000, lorsque les premières difficultés annoncent la crise, les clubs sont contraints de se tourner vers la formation. Résultats, ces dix dernières années, différentes équipes espagnoles, du FC Barcelone au Real Madrid, en passant par Villareal, FC Séville, Valence, l’Atletico de Madrid et l’Atletic Bilbao ont réalisé des parcours brillants dans les différentes coupes d’Europe. Pas moins de onze titres européens ont été remportés depuis 2006. L’équipe nationale bénéficie directement des progrès de son football puisque, dans le même temps, elle règne sur l’Europe et le monde en remportant un mondial et deux Euro d’affilé. Du jamais vu dans l’histoire du football !

Un renouveau européen

A l’instar de l’Espagne, la fédération de football allemande entame une profonde réforme de sa politique de formation après un échec cuisant à l’euro 2000. Dès 2006, l’équipe nationale en récolte les fruits et propose un jeu fluide, offensif et attrayant. Rompant avec l’image d’efficacité et de rigueur à l’allemande, l’entraineur Joachim Löw subit les critiques mais ne rompt pas. Il peut s’appuyer sur des académies formant plus de la moitié des joueurs de la Bundesliga, dont certains très prometteur, à l’image des Kroos, Özil, Khedira ou Reus. En 2014, les allemands remportent de belle manière  le mondial au Brésil, infligeant notamment en demi-finale un 7 à 1 à l’équipe hôte.

En Italie, c’est Prandelli qui initie le changement puis Conte, en réussite avec la Juventus, prolonge la transformation de la Squadra. Néanmoins, les italiens peinent à révolutionner un style encore trop imprégné par l’héritage du catenaccio. Et comme les Pays-Bas et l’Angleterre, l’Italie ne tire pas encore profit des changements trop récent dans sa politique de formation. Quoiqu’il en soit, une nouvelle vague romantique s’empare du football européen. Malheureusement, d’irréductibles français résistent.

L’exception française

Le championnat français est avant tout celui des excuses. Proposant un niveau de jeu déplorable, humiliés dans les compétitions européennes, les dirigeants des clubs de Ligue 1 invoquent constamment l’arbitrage et une fiscalité trop lourde. Afin de minimiser les risques de pertes financières, nos clubs jouent avant tout pour ne pas perdre. Pour les dirigeants, seuls les moyens financiers permettent de proposer du beau jeu. Les entraîneurs se contentent de faire, selon l’expression consacrée, « avec leurs moyens ». Les exemples à l’étranger qui invalident cette philosophie sont pléthores, mais les dirigeants  préfèrent se targuer d’une France qui exporte ses meilleurs joueurs,elle est même la première en Europe dans ce domaine.  Seulement peu de spécialistes remettent en cause ce titre trompeur. Car la France exporte, certes, mais  des joueurs standardisés répondant aux besoins du marché. Finalement, la Ligue 1 ressemble à notre pays : morose, peu créative et essentiellement intéressée par l’aspect financier. Côté équipe de France, entre le souvenir de Knysna, l’affaire Valbuena-Benzema et le jeu peu spectaculaire de Deschamps, l’espoir repose principalement sur Pogba et Griezmann (deux joueurs formés à l’étranger). Une victoire à l’Euro 2016, face aux espagnols ou aux allemands, serait un exploit. Mais rien n’est impossible. On a bien gagné une coupe du monde avec Guivarch en avant-centre.

A l’image de l’émergence, en Europe, d’une volonté de retrouver du commun (à travers les questions de souveraineté, de social et d’identité), le football semble revenir à son essence collective et populaire. Et si le football et la société française peinent à lancer leur révolution,  un mot d’Éric Cantona doit nous servir de porte-drapeau : « être français, pour moi, c’est d’abord être révolutionnaire. » Révolutionnaire, n’est-ce pas le plus beau métier d’Europe ?

Ludovic Alidovitch
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