Le déploiement de mauvaise foi et de mépris qui a suivi le Brexit appelle une mise au point sur ce que l’on peut reprocher à l’Union européenne. Car à entendre tous ceux qui la défendent, elle ne pèche que par la médiocrité ou la lâcheté des hommes qui la pilotent, mais n’est en rien nuisible dans ses principes et son organisation institutionnelle.

Parce que les traités européens énumèrent un catalogue de droits, ont mis sur pied un système juridique  performant et que les décisions européennes sont prises au Conseil de l’union européenne par les ministres et au parlement par des représentants élus au sein de chaque Etat membre, il n’y a rien à redire sur la démocratie européenne,  rien à lui reprocher. Ceux qui la rejettent sont donc des proto-fascistes irrationnels ou idiots qui, pour le moins, haïssent la démocratie.

Pour leur répondre, on pourrait commencer par un simple constat : aucun des Etats membres de l’Union européenne n’est véritablement démocratique. Ils sont tous des « démocraties » représentatives dont les représentants n’ont aucun mandat impératif (c’est-à-dire aucune obligation légale de faire ce pour quoi ils ont été élus), sont des professionnels issus du même milieu socio-culturel et sélectionnés par des machines de conquête du pouvoir (les partis) ainsi que vendus avec un produit d’appel (les programmes, les classements idéologiques) aussi superficiels et vains que les produits de lessive. Ils ont tous surdéveloppé leurs exécutifs aussi bien  dans leurs moyens techniques de contrôle et de contrainte que dans leurs moyens légaux, étendus à la totalité de l’existence des citoyens. Les membres de ces gouvernements ne sont généralement pas élus, ne rendent de compte qu’à leurs partis, sont indéboulonnables durant leur mandat et sont entourés de cabinets politiques et de lobbies sans que la population ait quoi que ce soit à dire à leur propos. Ils n’ont en face d’eux aucun contre-pouvoir puisque le législatif suit les ordres du parti et calcule les intérêts de législature, que les associations de la société civile sont largement financées par l’Etat et que les techniques de contestation légales du pouvoir (manifestations, grèves, expression libre, etc.) sont rendues inopérantes par la dispersion, la complexification et l’éloignement des centres de commandement privés et publics ainsi que par le conformisme induit, travaillé, du spectacle permanent et des medias de masse (y compris internet dont les moteurs de recherche enferment les individus dans les stéréotypes de leur niche sociale).

On ne négocie pas avec le libre-échange

L’Union européenne est l’un des moyens institutionnels par lesquels ces gouvernements ont retiré une bonne partie des principaux pans de pouvoir (puisque la législation des pays de l’UE est à 70% d’origine européenne) non seulement du contrôle, mais de la perception même du citoyen. En effet, les pays membres de l’UE se sont vendus à une gouvernance automatique dans certains domaines essentiels de leur souveraineté – des domaines qui sont comme des trous noirs, c’est-à-dire qui absorbent inexorablement tous les autres, les soumettent à leur logique : qui veut assurer les principes absolus du libre-échange et de la libre concurrence doit modifier sa législation jusque dans les plus petits détails de la vie quotidienne de sa population. Des législations sur l’hygiène à celles sur le travail, en passant par celles sur l’environnement ou sur la culture, ou encore sur la finance. A ce jeu, les grosses entreprises sont toujours plus favorisées que les petites, et l’agriculture industrielle bien davantage que l’agriculture familiale. Les Etats membres qui ont, en sus, accepté la gouvernance automatique autour de leur monnaie (autour des seuls critères d’une inflation limitée et d’un contrôle budgétaire constant), ont carrément abandonné le dernier levier qui protégeait encore leurs travailleurs. Que l’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas, dans l’UE, d’un choix politique sur lequel on puisse revenir; il n’est pas optionnel : c’est la logique intrinsèque de l’institution; on peut négocier, compenser à la marge, mais pas en changer : le libre-échange n’est pas négociable.

Cinq problèmes de taille

Cette logique est gravée dans les traités. Par l’existence de certaines institutions (la Commission) et est assurée par un certain nombre de règles de prise de décision, de distribution du pouvoir administratif et législatif, ainsi que par des choix politiques décisifs, comme le choix d’étendre l’Union à de si nombreux partenaires – et si différents – qu’il devient impossible de renégocier les traités de base. Cette constitutionnalisation effective d’une idéologie économique (le libéralisme libre-échangiste et monétariste) est en soi le premier problème démocratique de l’Union européenne.

Le deuxième problème tient dans le fait que l’organe qui est officiellement celui de l’expression des citoyens européens, le Parlement européen, composé de représentants sans mandats impératifs, peut censurer la Commission, mais pas proposer ou choisir ses membres; il n’a donc qu’un rôle de contrôle politique très limité du principal organe d’exécution de l’Union européenne. Au point qu’il ait accepté qu’un certain Jean Claude Juncker, ancien premier ministre du Luxembourg et principal promoteur des basses oeuvres fiscales du Grand Duché, devienne Président de la Commission… qui  est chargée de  remettre au pas les paradis fiscaux européens ! Mais il y a pire : le parlement européen ne peut pas proposer de lois ! Il peut, au mieux, les amender, les renégocier, dans une procédure dite de « codécision » avec le deuxième organe législatif, le Conseil de l’union, dont les membres – des ministres des Etats membres – ne sont pas élus directement par les populations et sont issus des exécutifs nationaux que la logique  démocratique, depuis Montesquieu, exclut en théorie de l’élaboration des lois. Et il faut ajouter que les  orientations politiques (c’est-à-dire la matrice de ces lois) sont données par le Conseil européen, composé des chefs d’Etat des Etats membres, souvent non élus.

Le troisième grand problème tient dans la Commission européenne. Elle peut, elle, proposer des lois; elle est même chargée de rédiger les règlements et les directives; pourtant, ses membres sont cooptés par les gouvernements des Etats membres selon une logique de politique interne qui n’a rien à voir avec la souveraineté des peuples et parfois même, rien à voir avec la compétence des individus choisis.

Le quatrième grand problème réside dans le technocratisme et le bureaucratisme halluciné des institutions européennes, qui, entre autres phénomènes, appellent des pratiques de lobbying constantes. Celles-ci faussent la rationalité des décisions et, par le coût prohibitif qu’elles exigent, interdisent un accès effectif d’une bonne part des organisations libres de la société. Des décisions aussi absurdes et contre-productives que la prolongation de l’autorisation des phtalates, l’élaboration de critères permettant l’autorisation de produits contenant de dangereux perturbateurs endocriniens[1] ou encore la création d’une liste de graines annihilant toute possibilité de développer et de conserver des graines de vieilles souches paysannes, comme on l’a vu dans l’affaire Kokopelli[2].

Le cinquième problème tient dans le fait qu’il n’existe aucun moyen efficace, par lequel les citoyens européens pourraient proposer une norme, la voter ou la contester au niveau européen. S’il a parfois (à vrai dire rarement) la chance d’être consulté et entendu par référendum dans son pays, le citoyen d’un Etat membre n’a aucune possibilité de faire entendre sa voix de citoyen européen aux institutions européennes. Le droit de pétition européen est un leurre relevant de la plus vile et hypocrite démocratie « participative » : la pétition est adressée à un Parlement qui ne légifère pas et qui n’est obligé qu’à « une prise de position », autant dire à rien du tout… Des propositions permettant des référendums européens ont pourtant été faites en 2002[3], mais sont restées lettres mortes…

[1]   OREL S., Intoxication. Perturbateurs endocriniens, lobbyistes et eurocrates : une bataille d’influence contre la santé, La Découverte, Paris, 2015

[2]   https://kokopelli-semences.fr/juridique/proces_perdu

[3]   PAPADOPOULOS Y., Peut-on imaginer d’organiser des référendums à l’échelle européenne et à quelles conditions ?, Groupement d’étude et de recherches, Policy paper n°2, novembre 2002, http://www.institutdelors.eu/media/papadopoulos.pdf?pdf=ok