Pour parler des déchets et autres rebuts de la société de consommation, Limite a eu une idée folle: donner la parole aux premiers concernés. Entre pénibilité du travail, manque de reconnaissance et aspirations écologiques, cinq éboueurs racontent leur quotidien.

Paris, 12 septembre 2018. Adama Cissé a mal au pied gauche. La faute à cette vieille fracture mal consolidée. Il enlève ses chaussures de sécurité et s’allonge sur le rebord d’une vitrine du 1er arrondissement. Une femme passe. Elle prend en photo l’homme assoupi en tenue verte et jaune fluo, puis la publie sur Twitter avec ce message: « ce soir à 17h40 rue Jean-Lantier 75001 Paris… Voilà à quoi servent les impôts locaux des Parisiens à payer les agents de propreté à roupiller, on comprend pourquoi Paris est si dégueulasse.» Le cliché – dans tous les sens du terme – se retrouve dans les bureaux de la mairie de Paris puis de Derichebourg, l’employeur d’Adama, qui décide de le licencier pour faute grave. Un an plus tard, ce dernier attaque son ex-employeur aux prud’hommes, et Le Parisien décide de médiatiser l’affaire, faisant d’Adama l’éboueur le plus célèbre de France. Défendu par de nombreux internautes, l’homme de 37 ans a depuis retrouvé du travail, mais sa mésaventure illustre le quotidien difficile de ceux qui sont chargés de nettoyer nos rues et d’emmener nos montagnes d’ordures loin des regards. Derniers maillons de la chaîne de la surconsommation, ils n’ont pas les faveurs des caméras, mais ont pourtant des choses à dire, notamment sur l’écologie, qui est tout sauf un vain mot pour eux. Ces balayeurs, ces conducteurs, ces ripeurs – comme on appelle ceux qui sont derrière le camion – ont accepté de raconter leur quotidien, leurs difficultés et leur fierté. Voici leurs mots.

Casting :

Guillaume, 30 ans, Paris, éboueur depuis 5 ans. Actuellement : ripeur.

Pascal, 57 ans, Arnouville (Val d’Oise), éboueur depuis 23 ans. Actuellement : conducteur de camion-benne (depuis 21 ans).

Rodney, 46 ans, Evry (Essonne)  éboueur depuis 9 ans. Actuellement : ripeur.

Cyrille, 47 ans, Gentilly (Val-de-Marne), éboueur depuis 16 ans. Actuellement : conducteur de camion-benne (depuis 6 ans).

Pierre, 31 ans, Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), éboueur depuis 6 ans. Actuellement : conducteur de camion-benne (depuis 3 ans).

Cyrille : Cette photo de l’éboueur allongé, c’est sûr que ça conforte la mauvaise opinion des gens sur nous. c’est l’époque… Avec les réseaux sociaux, on se sent fliqués de partout, et tout le monde peut surinterpréter n’importe quelle image. Avant, je pouvais m’asseoir à une terrasse en gardant ma tenue d’éboueur. Maintenant je ne le ferais plus.

Pierre: Le problème, c’est que cet éboueur fait partie d’une entreprise sous traitante. Nous, à la mairie de Paris, on a des ateliers un peu partout pour faire nos pauses. Mais ça montre bien qu’on est obligés de se cacher un peu. Évidemment qu’on est déconsidérés. c’est facile de s’en prendre à nous parce qu’on ne fait pas un métier « noble ».

Quand j’ai dit à ma copine de l’époque que je voulais être éboueur, elle n’a pas accepté. Elle dénigrait le métier. A partir de là, notre relation a mal tourné et on s’est séparés…

Rodney

Guillaume : Avant, je faisais la tournée dans le 16e arrondissement. Là, j’en ai vu du mépris. Certains nous faisaient bien comprendre qu’ils payaient leurs impôts… ou jetaient un papier là où j’avais déjà ramassé, en me disant que de toute façon, on est payés pour ça.

Pierre: Dans les quartiers huppés, certains se prennent vraiment pour des ministres. Avant, je travaillais dans la restauration et c’était pareil. Dans nos professions, on se rend vite compte qu’il y a des classes sociales!

Rodney: Quand j’ai dit à ma copine de l’époque que je voulais être éboueur à la ville de paris, elle n’a pas accepté. Elle dénigrait le métier. A partir de là, notre relation a mal tourné et on s’est séparés… Même si la majorité des gens ne sont pas méchants, c’est vrai qu’on n’a pas beaucoup de reconnaissance. Quand en plus on doit travailler dans le froid et sous la pluie, on se demande ce qu’on fait là.

Pascal : Et quand il faisait 42 degrés à l’ombre en juillet, le boulot était fait ! Pour les ripeurs, c’était très dur, ils étaient mal quand ils remontaient dans le camion. En tant que chauffeurs, on essaie de faire attention à eux. Je mets parfois une poubelle au milieu de la piste cyclable pour les protéger quand ils doivent la traverser, parce que les cyclistes arrivent à toute berzingue. Une fois, j’ai vu l’un d’eux être percuté. Commotion cérébrale et un an d’arrêt.

Guillaume : Le danger au quotidien, c’est difficile. Si on ne fait pas attention à son collègue, il peut se faire percuter par une voiture, un scooter, une trottinette… J’ai plusieurs collègues à qui c’est arrivé, mais ça reste rare. L’accident le plus fréquent, c’est quand les poubelles se décrochent de l’arrière du camion et nous tombent dessus parce qu’elles sont abimées ou mal accrochées. Et même vide, ça pèse son poids.

Pierre : Parfois les voitures collent tellement le camion que la poubelle tombe sur le capot ! En fait, on doit faire attention parce que tout le monde se croit prioritaire : les piétons, les vélos, etc. Je n’ai jamais eu de gros accident, mais je me suis pris en pleine tête un couvercle de poubelle qui s’était levé à cause d’une bourrasque. C’est du plastique mais je peux vous dire que ça fait mal.

Rodney : Il y a aussi beaucoup de turnover. Je suis arrivé il y a trois ans et je dois faire partie des trente plus anciens sur une équipe de 130 personnes. Le corps commence à tirer un peu. J’ai des douleurs au niveau des mains, dans les articulations. Certains sont plus solides, on se demande comment ils font pour tenir.

Cyrille : Je suis chauffeur depuis 2013, mais avant j’ai été balayeur et ripeur pendant dix ans. Aujourd’hui je serais cassé si j’avais continué. Je devais me lever tous les jours à 4h30, puis je mettais une heure à me réchauffer les mains quand je passais le balai. Je préférais être ripeur à l’arrière du camion : même si c’est plus dangereux, ça fait moins mal au dos et on s’échauffe plus vite. Mais on finit toujours par avoir des douleurs quelque part. Ceux qui ne font pas attention à leurs gestes, qui soulèvent les bacs pour aller plus vite, finissent par le payer.

Guillaume : J’essaie de faire les bons gestes et de m’échauffer le matin. Certains collègues se moquent de moi, mais ils finissent par avoir mal. Du coup ils se plaignent et ils se mettent en arrêt maladie…

Cyrille : Les odeurs, par contre, on s’y habitue assez vite. Il faut revenir d’un mois de vacances pour les sentir à nouveau. Sauf pour les nouvelles poubelles marron qui servent aux déchets organiques à Paris. Celles-là, elles sont horribles.

Pierre : Je suis peut être habitué à l’odeur des ordures maintenant, mais parfois quand on voit comment les gens grimacent en passant à côté du camion, on a un peu l’impression d’avoir la peste.

Il n’y a qu’un seul type de personnes qui est content de nous voir : les gosses. Le camion, ça les impressionne toujours…

Pascal

Cyrille : Généralement, on subit plus de l’indifférence que du mépris. La majorité des gens savent qu’on est utiles, mais ils ne veulent pas nous voir, parce que notre métier est associé aux ordures, à la saleté. Les seuls fois où les gens font un peu plus attention à nous, c’est le dimanche ou les jours fériés, parce qu’ils se rendent compte qu’on travaille alors qu’eux non.

Pascal : Il n’y a qu’un seul type de personnes qui est content de nous voir : les gosses. Le camion, ça les impressionne toujours… Je ne devrais pas le faire, mais parfois je les fais monter dans la cabine. Les parents sont contents, et je leur dis que dans 20 ans, il nous engueulera à son tour quand il sera bloqué derrière le camion !

Guillaume : Et puis à la télévision, on n’existe pas. On ne parle jamais de nous. On n’explique jamais notre métier. Mais le jour où on arrête de bosser, c’est comme à la SNCF : tout le monde s’en rend compte !

Pascal : C’est sûr que quand les poubelles restent trois jours devant les restaurants, les gens commencent à voir qu’on est utiles. Mais la récente grève [Hiver 2019, NDLR], entre décembre et février, n’a pas servi à grand chose de notre côté. Comme les entreprises privées qui s’occupent du ramassage dans la moitié des arrondissements n’ont pas été bloquées, les poubelles ont été vite ramassées. D’ailleurs, des chefs nous ont dit que si ça continuait, on finirait privatisés nous aussi. Ça ne m’inquiète pas, je suis en fin de carrière, mais c’est pour les collègues… En tout cas, c’est pas en faisant une petite grève comme ça qu’ils vont l’empêcher.

Rodney : J’ai fait un peu grève pour les retraites, mais c’est dur de tenir longtemps. Et aujourd’hui, on n’arrive plus à obtenir quoi que ce soit avec la grève. Depuis les années 1990, c’est marche ou crève. Les gens se disent qu’il faut de la casse pour gagner.

Maintenant, les nouveaux sont souvent embauchés comme contractuels et se fichent de la solidarité. J’ai connu la même évolution à La Poste, mais ça devient pareil dans toutes les administrations.

Cyrille

Cyrille : Moi j’ai fait grève surtout parce qu’on nous met de plus en plus la pression. Les grands chefs viennent dans les garages pour surveiller tout le monde, le départ des bennes, les horaires de retour des gars. Tant qu’ils peuvent rentabiliser pour économiser le moindre sou, ils le font.

Pascal : Avant, le quotidien était plus libre, on nous laissait nous organiser nous-même. On n’était pas là pour faire la fête, mais on pouvait faire un petit repas pour un départ à la retraite. Maintenant, on nous dit qu’on n’est pas là pour ça. Forcément, ça casse la solidarité de groupe. C’est du chacun pour soi désormais.

Cyrille : A l’époque où Chirac était maire de Paris, c’était autre chose ! On avait des congés exceptionnels, des supers spectacles avec le comité d’entreprise. Ça a peut être évité certaines grèves… Maintenant, c’est comme si la hiérarchie ne voulait pas qu’il y ait une trop bonne entente entre les salariés. On nous a même dit qu’il fallait éviter de se rassembler à plus de six personnes… Pourtant, l’ambiance était déjà assez individualiste. Les gens se battaient déjà pour avoir le plus d’heures sup’ possibles. Maintenant, les nouveaux sont souvent embauchés comme contractuels et se fichent de la solidarité. J’ai connu la même évolution à La Poste, mais ça devient pareil dans toutes les administrations.

Pierre : En même temps il y a eu des abus, des gens qui profitent du statut, des arrêts maladie à rallonge, certains qui étaient favorisés par les chefs et d’autres qui prenaient toujours le sale boulot… Ça a entraîné de la jalousie.

Rodney : Maintenant, il y a des blocages à tous les niveaux avec la hiérarchie. Par exemple, ça fait deux ans que j’attends des nouvelles chaussures parce que mes anciennes prenaient l’eau. Sans parler des souris qui se promènent dans nos locaux et des douches bouchées. Je suis très fier de toucher ma paie du service public, mais c’est quand même frustrant de ne pas pouvoir faire son travail dans de bonnes conditions.

Guillaume : Niveau salaire, j’ai connu pire, mais ça reste bof pour les ripeurs. Avec les primes, je peux monter à 1700, 1800 euros. Si on vit seul, ça va, mais si on a une famille… Par contre, le salaire des ripeurs augmente assez vite, tous les 2 ans. Pour un chauffeur, c’est tous les 3 à 4 ans.

Pascal : Sincèrement, sur les salaires, je trouve qu’on n’a pas trop à se plaindre chez les chauffeurs. Il y a certaines professions bien moins loties. Avant d’être à la ville, je faisais des livraisons pour le privé et c’était bien plus dur. Douze heures par jour, et sans GPS.

Cyrille : Et au moins, tant qu’il y aura des déchets, on aura du boulot ! Je plaisante, mais au fond je suis pessimiste, je pense que je ne serai plus de ce monde quand on sera parvenus à être vraiment respectueux de l’environnement. On voit bien que les habitudes sont dures à changer.

Rodney : C’est vrai qu’avec notre métier, on a un autre point de vue sur la société de consommation. Des fois on se demande où est l’écologie quand on voit qu’on transporte des déchets sur d’aussi grandes distances. Une première fois jusqu’au centre de tri, puis à l’incinération, puis on emmène le reste ailleurs…

Pascal : L’écologie, on y pense ! On ne fait pas que ramasser les ordures. Quand je vois comment les déchets s’accumulent depuis 50 ans, et comment la population augmente, je me dis que ce sera compliqué si tout le monde veut vivre à l’occidentale. Mais ce n’est pas nous qui allons régler le problème.

Si on avait toutes nos ordures constamment en face des yeux, on se rendrait plus compte du problème. Mais on traite les déchets à l’abri des regards.

Pierre

Cyrille : Certes, il y a plus de déchets recyclables, on fait du biogaz avec les déchets organiques… Mais la masse de déchets, elle ne diminue pas. Quand j’achète des gâteaux au supermarché, ils sont doublement voire triplement emballés ! Pour l’instant, le « zéro déchet » c’est beaucoup de discours et pas d’actes.

Pierre : C’est sûr que si on avait toutes nos ordures constamment en face des yeux, on se rendrait plus compte du problème. Mais on traite les déchets à l’abri des regards.

Rodey : Quand on y pense, avoir des éboueurs, c’est un luxe.  Si on disparaissait du jour au lendemain, la société serait contrainte de s’organiser autrement. En attendant, le gouvernement ne tape pas là où il faut. Les premiers responsables du suremballage, ce sont les industriels.

Guillaume : Les gens deviennent plus écolos parce qu’ils n’ont pas le choix. Moi, j’ai été écolo sans le vouloir, tout simplement parce que j’ai grandi pauvre, avec ma mère handicapée. C’est pas avec 400 euros pour deux qu’on va vivre la grande vie. L’écologie des riches, c’est de l’hypocrisie, car être écolo, ça veut dire ne pas profiter de son argent.

Pascal : Quand on voit à quel point c’est compliqué de simplement supprimer les sacs plastique… Mais j’essaie d’être écolo, j’amène mes propres sacs au marché, et j’ai mon potager où je mets mes déchets verts.

Cyrille : On peut dire que je suis un écolo intermittent ! Je ne fabrique pas mon savon ni ma lessive, mais je n’ai plus de voiture, et je ne prends plus l’avion. Disons que je fais ma petite part. Et puis je ramasse 10 tonnes d’ordures par jour, quand même.

Une enquête de Matthieu Jublin illustrée par Charlotte Guitard

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