Dialoguer est une des premières difficultés que rencontre tout homme, et pour rompre l’indifférence qui l’éloigne d’autrui, la plus tranchante des armes …

Une brave dame me confiait récemment : « Dialoguer, c’est bien ; mais, je dois l’avouer, j’y arrive mieux avec ma Pépette qu’avec mon voisin. » Je précise que Pépette est un caniche nain femelle, de couleur abricot et toiletté « à la lion » – ce qui confère au précédent propos une particulière profondeur.

Car il ne faudrait pas se moquer trop vite de notre dame au petit chien. Son mélange contradictoire de misanthropie et d’anthromorphisme est assez caractéristique des rapports que le citadin entretient aujourd’hui avec son animal domestique. Ce mélange n’est toutefois qu’une forme spéciale et mitigée d’un autre mélange, plus redoutable et plus fréquent, d’automorphisme et d’altruisme : sans m’en rendre compte, je projette sur mon interlocuteur ma propre perspective, et c’est pourquoi la discussion entre nous se déroule avec aisance. Aussi n’est-il pas si bête de penser que le dialogue avec son voisin est difficile – plus difficile que nous ne le fait accroire nos innocentes habitudes de ventriloquie. On pourrait même affirmer que le dialogue commence exactement là où il semble impossible (une certaine pratique de la vie conjugale m’a largement confirmé dans cette intuition).

Qu’est-ce qu’exige un véritable dialogue ? Le Père Cottier (mort au Vatican, c’est-à-dire au champ d’honneur, il y a tout juste un mois) notait que celui-ci supposait une égale dignité des interlocuteurs mais non une égale dignité de leurs opinions. Cette double supposition apparaît bien dans la requête de Socrate dans le Gorgias : « Je vais vous exposer ce que je pense, et, si quelqu’un de vous trouve que je me fais des concessions erronées, qu’il me reprenne et me réfute. » Il n’y a dialogue que : 1° si j’accepte d’être repris par mon interlocuteur, ce qui implique de ma part la reconnaissance de son aptitude à raisonner comme moi ; 2° si nous ne sombrons pas dans le relativisme, puisque, quand toutes les opinions se valent, l’un ne saurait reprendre l’autre. Le relativisme, en effet, comme son nom ne l’indique pas, est rupture de toute relation : chacun s’y retire dans sa bulle, et le dialogue y est remplacé par l’indifférence, la collision ou la juxtaposition de deux monologues.

D’un point de vue plus essentiel, il faut admettre que le dialogue précède même notre prise de parole dans une conversation. Le philosophe Francis Jacques l’a résumé en une formule : « Je parle, mais nous disons. » Par la langue dont j’hérite et dans laquelle je m’adresse, je dialogue toujours avec d’autres, même dans la solitude de ma chambre. La possibilité de mon soliloque se fonde sur un dialogue antérieur, celui de mes parents, de mes maîtres, constituant les ressources de ma pensée, et même de mon opposition. Quand je dis « Merde ! » à mon interlocuteur, pour rompre avec lui, j’en appelle encore à lui, et je puise dans un vocabulaire qui nous est commun.

Il convient cependant aller plus loin si nous ne voulons pas tomber dans l’idéologie du dialogisme. Beaucoup, en effet, prônent aujourd’hui le dialogue comme l’alpha et l’oméga de la parole. Ils le font généralement dans de grands discours, qui laissent peu de place à la réplique. On les voit parfois s’arrêter, bien sûr, et donner à l’autre le temps de s’exprimer. Ils hochent alors la tête avec complaisance : dans leur surdité inavouable, ils savent très bien jouer la scène de « l’écoute ». Mais le problème n’est pas que dans cette posture. À l’évidence, en maintes occasions, la vérité réclame autre chose que le dialogue. Par exemple un bon coup de pied au cul. Rien de tel parfois pour ouvrir l’oreille. Certains ne se mettent à vous respecter que si vous les avez réveillés de la sorte.

Une telle restauration vise encore au dialogue. Or j’ai qu’il n’était pas tout. Il est deux autres dimensions de la parole, l’une plus radicale et l’autre plus ultime (ce que laissait déjà entendre le fait que le dialogue a des prérequis, ou que, lorsque je parle, je suis dans l’accueil pré-volontaire d’un dialogue primordial qui me transcende). Il s’agit des dimensions de louange et de commandement. Celui qui tombe amoureux, ou qui est saisi par une présence, n’est pas d’abord en dialogue : il se peut même que, dans sa grandeur impassible, la beauté qui le ravit ne l’écoute pas, ne lui réponde pas, et qu’il la célèbre néanmoins dans un « sacrifice de louange ». Adam ne commence pas par dialoguer avec Ève (Dieu merci !). Il s’extasie. Il chante. Il reconnaît qu’il est face à ce qui le surprend et qui est la condition de tout dialogue à venir.

Et puis, dans une asymétrie inverse, il y a la relation du père et du fils, où la conversation fait place au commandement. Ce mot nous fait peur, car nous l’interprétons à partir de la commande mécanique ou de l’injonction militaire, qui n’en sont que des formes dégradées. Mais le commandement est avant tout le lieu de la tendresse paternelle, de la responsabilité pour autrui, l’appelant à grandir et à fructifier, et donc à être lui-même, dans sa générosité. Nos appels au dialogue en sont la preuve : ils appellent avant de dialoguer.