A Londres depuis quelques jours, Camille Dalmas a participé au grand rassemblement des Français sur place samedi soir. Il raconte la foule émue et impuissante de Trafalgar Square.

London is a riddle. Paris is an explanation

G.K. Chesterton

         Du haut de sa colonne, Horatio Nelson pouvait contempler toute la triste ironie de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Car c’est bien à Trafalgar Square, place du centre de Londres qui commémore la déroute de la flotte française en 1805, terrassée par le génie et le sacrifice du vice-amiral anglais, que les Français présents dans la capitale avaient choisi pour se retrouver en ce samedi soir, un jour après les massacres parisiens.

En toute autre occasion, et nous sommes coutumier de ce genre d’humiliations volontaires, un tel lieu aurait été scandaleux. Mais les drapeaux tricolores ne s’agitaient pas lentement dans la pénombre de la place pour fêter quelques commémorations de l’héroïsme de nos morts, mais bien signifier le goût amer qu’avait alors la défaite dans la bouche des vivants. Des milliers d’Anglais et de Français avaient envahi la place et s’y dressaient dans un bruissement de paroles et de pleurs étouffés. Des marches de la National Gallery jusqu’à la colonne de Nelson, quelques panneaux s’élevaient, éparses et timides : « London stands with Paris ! ». Ce soir, Albion n’était plus perfide, et d’émouvants et convaincants « Vive la Fwance ! » se faisaient entendre. Il y avaient là des étudiants, des banquiers et cadres de la City et de Canary Wharf, des artistes, des activistes, des passants, des familles, des amis.

Londres se tenait debout au côté de ses ennemis préférés. Boris Johnson avait magnifiquement paré la National Gallery de nos trois couleurs nationales, en union avec tous les pays qui affirment bien haut leur amour pour la France, partout dans le monde ; des millions d’anonymes sur tous les réseaux sociaux, des sportifs dans les stades, et même les Uber londoniens s’étaient paré dans la journée de notre drapeau. Bleu Blanc Rouge. Ces trois rectangles bien distincts semblent vraiment signifier quelque chose pour nos alliés ; mais que veulent ils dire encore pour nous ? Certes, il y a le Bleu et le Rouge de Paris, symbole circonstanciel fort. Mais en leur milieu, il reste bien un Blanc, qui ne semble plus rien signifier aujourd’hui, si ce n’est l’absence.

Sur la place de la défaite, le goût amer de ce vide nouait les gorges. On s’essayait timidement à la Marseillaise. Le cœur n’y était pas, et le couplet joyeux et guerrier se transformait en de lancinantes mélodies désunies. Bien des gens ne la chantaient pas. Quelques jeunes, désireux de manifester leur émotion, proposaient d’autres hymnes. A commencer par de bruyants « Charlie, Charlie ! », qui n’étaient pas repris. On n’en était plus là. Le même sort était réservé à « Imagine » de Lennon par cette foule pourtant quasi intégralement anglophone. Une dernière tentative avec « Emmenez-moi » d’Aznavour. Non, cela ne voulait pas fonctionner. Les Français ne savent pas chanter ensemble, et la comparaison avec notre hôte était terrible. On l’avait déjà vu dans les stades en d’autres temps futiles. Nous ne trouvions pas de chant fédérateur, et c’était un sentiment douloureux de plus que d’en être le témoin. Restait le silence, sinistre et évocateur comme le blanc du drapeau national.

Pour faire taire ce silence, la foule se mit à agir comme un foule. Elle leva son portable vers le ciel comme un foule. Elle entonna un chant de supporter comme une foule. « Qui ne saute pas n’est pas Français, ouais… » Elle applaudit ou s’applaudit comme une foule. Comme une foule mais plus comme un peuple, comme si quelque chose de cassé en son sein l’empêchait de s’unir sincèrement.

Les mêmes jeunes, groupés sous la colonne de Nelson comme sous celle de la République, se mirent à crier « Not Afraid ! » Là encore, l’écho était timide. En arrivant sur la place, on avait bien vu quelques voitures de police et quelques bobbies venus pour assurer la sécurité du rassemblement, mais cela semblait presque insignifiant. La peur absurde, celle d’une insécurité qui dépasse tous les déploiements de forces armées du monde, la peur sourde et blanche de se retrouver ensemble si faibles et si désunis, ne doit pas nous abattre mais bien nous encourager à reconstruire après la défaite. Les Français de Londres ont lancé cet appel.