Élève critique de Pierre Bourdieu, puis collaboratrice de Luc Boltanski et Bruno Latour et directrice de recherches au CNRS, Nathalie Heinich a évolué d’une sociologie de l’art à une sociologie de l’identité. Aujourd’hui, c’est dans les romans et au cinéma qu’elle cherche la figure ambivalente de la femme occidentale.

Vous avez travaillé sur la crise de l’identité féminine : existe-t-il quelque chose comme une « féminité » ? En quoi serait-elle en « crise » ?

Mon travail, dans le livre États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, consistait à analyser non pas « une » crise, mais des moments de crise, liés à des changements d’« états », c’est-à-dire de statut, dans ce que j’ai appelé la « carrière » féminine : état de « première » (épouse légitime et mère de famille), état de « seconde » (lorsque la subsistance économique dépend d’une activité sexuelle exercée en-dehors des liens du mariage, du temps où celui-ci était une étape incontournable dans la vie d’une femme), état de « tierce » (lorsque la femme est autonome économiquement mais le paie d’un renoncement à la sexualité), puis, après la Première Guerre mondiale, état de « femme non liée », lorsqu’il devient possible d’être autonome économiquement tout en ayant une sexualité et sans pour autant être mise au ban de son milieu social – et c’est le régime sous lequel nous vivons actuellement. Dans cette perspective, il n’y a pas « une » crise, mais « des » crises, qui peuvent être assez clairement définies par un petit nombre de paramètres qui s’appliquent à toutes les femmes : la pluralité des situations de crise de la féminité ne signifie donc pas une infinité de possibles individualisés, mais un petit nombre de situations structurées, par lesquelles peuvent ou non passer les femmes à différents moments de leur vie. C’est dire également qu’il n’existe pas « une » féminité, mais un petit nombre d’« états » (fille, première, seconde, tierce, non liée), dont nous connaissons intuitivement l’existence (notamment par la fiction, qui constitue une sorte de formation à l’identité féminine) mais sans pour autant en posséder la description et l’analyse théorique – ce que j’ai précisément tenté de proposer dans ce livre.
Ce qui, aujourd’hui, peut relever d’une « crise » globale de la « féminité », peut donc s’analyser comme l’effet de la tension entre la persistance du modèle traditionnel et très ancien des « états de femme » (et notamment le couple conjugal puis parental uni jusqu’à la mort) et l’imposition très rapide, en quelques générations, d’un modèle offrant beaucoup plus de libertés mais moins de stabilité, en particulier grâce à l’affranchissement des contraintes pesant sur la sexualité, et grâce aux possibilités accrues d’autonomie économique par le travail. N’oublions pas que le premier roman mettant en scène une « femme non liée », La Vagabonde de Colette, a été publié il y a à peine plus d’un siècle : c’est une durée très courte – quatre générations – dans la longue durée des modèles identitaires ! D’où ce que j’ai appelé, dans un autre livre (Les Ambivalences de l’émancipation féminine), l’« ambivalence » de maintes femmes à l’égard de cette liberté ou de cette autonomie, récemment conquise, mais problématique dès lors qu’elle risque de nous priver des privilèges attachés au modèle traditionnel (le mariage en robe blanche, les serments d’amour éternel, l’autorité de la mère de famille, etc…) et de nous enfermer dans un double système de contraintes, familial et professionnel.

Vous avez écrit contre Christine Delphy un papier très virulent critiquant le biais idéologique de ses travaux, qui mettaient sur un même plan toutes les formes de domination (sexuée, sexuelle, raciale) : les femmes ne sont-elles pas une minorité parmi d’autres ?

Dire des femmes qu’elles sont une « minorité », c’est confondre une donnée statistique (le nombre d’individus appartenant à un groupe : par exemple, les protestants sont en France une minorité religieuse) et une donnée politique (en l’occurrence, les discriminations dont les femmes peuvent être victimes). Or l’on peut parfaitement appartenir à un groupe politiquement dominant (par exemple, les aristocrates sous l’Ancien Régime) et statistiquement très minoritaire. Les femmes ne sont donc nullement une minorité (elles forment, statistiquement, la moitié de l’humanité), mais une catégorie sujette à des situations d’inégalité, évidemment variables selon les époques, les cultures, les milieux sociaux etc. Ne pas distinguer entre ces deux dimensions fait partie des nombreux contre-sens, confusions sémantiques, erreurs de raisonnement ou sophismes, dont les travaux de Christine Delphy sont truffés. Si elle n’était qu’une militante, l’on pourrait se contenter de moquer son incompétence intellectuelle ; mais le problème est qu’elle se prétend sociologue et bénéficie du statut privilégié de chercheur au CNRS – comme je le suis moi-même – ce qui, de mon point de vue, jette un lourd discrédit sur la profession et l’institution auxquelles j’ai l’honneur d’appartenir.

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