Marc Chesney est ancien doyen associé de HEC Paris et professeur de finance quantitative à l’Université de Zurich depuis 2003. Après avoir vécu une forte prise de conscience lors de la crise financière de 2007-2008, il n’était plus question pour lui de former ses étudiants à la « finance casino ». Depuis, il pose un regard renouvelé sur sa discipline et défend des solutions se voulant simples et courageuses, dont la microtaxe, que l’on peut retrouver dans son livre La crise permanente (Éditions Quanto, 2018).

Le mouvement des Gilets Jaunes a démarré fin 2018 par la contestation d’une fiscalité perçue comme injuste. Vous défendez avec quelques spécialistes une refonte radicale de notre modèle fiscal par l’instauration d’une microtaxe. De quoi s’agit-il ?

L’objectif est d’imaginer un système fiscal apte à répondre à certains des grands défis auxquels nous sommes confrontés : le maquis fiscal archaïque, illisible et injuste dans lequel s’est embourbée la France[1], la finance casino pouvant exploser à tout moment, la robotisation des tâches qui accroît le sous-emploi ou encore l’urgence écologique. Pour répondre à ces enjeux critiques, nous proposons de remplacer de nombreux impôts par une seule microtaxe – de l’ordre de 0,2 % – prélevée automatiquement sur toutes les transactions électroniques (paiements par CB, retraits d’espèces, virements bancaires, opérations boursières, etc.). Cette idée semble remonter à René Tourenq (1912-2005)[2], un Français qui l’avait soumise à de nombreux hommes politiques à partir de la fin des années 1970. Bien que restée sans suite, sa proposition a su se frayer un chemin parmi une poignée de financiers et de chercheurs.

Il ne faut pas la confondre avec la taxe Tobin qui, elle, ne s’appliquerait qu’aux transactions boursières.

Quels impôts seraient ainsi remplacés ?

Nous souhaitons supprimer le plus d’impôts possible, en commençant par les plus injustes : la TVA, la CSG – impôt prétendument social mais essentiellement supporté par les plus modestes – et l’impôt sur le revenu. L’idée est de taxer les transactions plutôt que le travail et la consommation, tout en simplifiant le système, sans perte fiscale pour l’État. Cette suppression pourra éventuellement s’étendre à d’autres contributions et aux cotisations sociales. Toutefois certaines taxations devront être maintenues pour conserver leur capacité à orienter la consommation : sur le tabac, l’alcool, les produits toxiques, les énergies fossiles, etc.

Le volume des transactions électroniques ne cesse de croître. Arrive-t-on à estimer les sommes en jeu ?

Il est difficile de les connaître avec précision, car les grandes banques ne fournissent pas tous les éléments d’information. Elles préfèrent maintenir dans l’opacité un système, tant lucratif que périlleux, dont la société civile est, in fine, garante. Ce n’est pas éthique, mais c’est légal. Seule une commission d’enquête parlementaire pourrait les contraindre à divulguer ces chiffres. Toutefois, il est possible d’avancer avec prudence que le volume annuel des transactions électroniques réalisées en France est, au moins, cent fois supérieur à son PIB[3].

Avec la microtaxe, les rentrées fiscales s’effectueraient en temps réel. Cela ne risque-t-il pas de compliquer le prévisionnel comptable de Bercy ?

Nous pouvons commencer prudemment, avec un taux très faible de 0,01 % par exemple. Cela nous permettra de tester l’automatisation de la microtaxe, de rendre transparents les flux bancaires, de quantifier les volumes des transactions électroniques et de constituer des réserves fiscales, tout en diminuant progressivement les impôts, à commencer par la TVA. Sur la base de ces résultats, nous pourrons mieux anticiper le scénario d’une année sur l’autre et transiter vers le nouveau système.

L’État sera-t-il lui-même assujetti à cette microtaxe lors de ses propres transactions électroniques ?

Oui.

Cette mesure avantagerait de nombreuses personnes. Qui pourraient être ses opposants ?

En effet, nous pouvons dire que 99 % des foyers fiscaux et des entreprises y gagneraient : moins d’impôts, de bureaucratie et de stress. En revanche, cela mettrait un coup de frein à la frénésie spéculative, notamment en matière de trading haute fréquence[4], puisque chaque transaction boursière se verrait taxée. Les grandes banques et les hedge funds délocaliseraient probablement une partie de leurs activités à l’étranger, ce qui stabiliserait et sécuriserait notre économie réelle. La finance devrait servir l’économie, or l’économie ne fonctionne pas à la microseconde.

Toutefois, par souci d’équité, nous proposons de rémunérer les banques pour le travail de collecte de la microtaxe qu’elles effectueraient pour le compte de l’État.

N’est-il pas dangereux de confier le rôle de percepteur des impôts à des banques privées, dont certaines sont connues pour leur art de l’optimisation fiscale ?

Le secteur privé, économique ou financier, est déjà un intermédiaire clé entre les citoyens et l’État, notamment pour la collecte de la TVA ou le transfert d’argent entre administrés et administrations (paiement de l’impôt, versements des prestations sociales, etc.). Les banques ont déjà énormément de pouvoir. La microtaxe le réduira. Et, si elles fraudent, elles seront non seulement moins rémunérées pour leur travail de perception, mais également passibles de sanctions.

Quels sont les arguments des spéculateurs pour défendre le statu quo ?

Ils essaient de faire peur aux gens en leur faisant croire que l’emploi en pâtira. Il est vrai que quelques emplois en lien avec la haute finance disparaîtront et que les comptables et les fiscalistes devront s’adapter. Mais cet argument est minime par rapport aux très nombreux emplois qui seront créés par l’arrivée d’entreprises désireuses de bénéficier de ce modèle fiscal avantageux. Quant aux fonctionnaires déchargés des fonctions bureaucratiques liées aux impôts supprimés, ils pourront être réorientés vers la supervision de la microtaxe et des tâches pour lesquelles ils manquent aujourd’hui de temps et de moyens, telle que la lutte contre la criminalité en col blanc.

La France deviendrait un paradis fiscal ?

La microtaxe entraînera une forte baisse de la fiscalité pour le plus grand nombre. Il faut toutefois veiller à ce que les impôts ne soient pas trop faibles, afin de ne pas se retrouver blacklisté par l’OCDE en tant que paradis fiscal. Au vu de la cohorte de nos impôts, nous en sommes loin.

Le retrait du trading haute fréquence entraînerait une baisse des transactions et, donc, des rentrées fiscales.

Oui. La disparition de cette activité est d’ailleurs souhaitable. J’ai anticipé cette diminution dans les chiffres donnés plus haut, mais s’il le fallait on pourrait la compenser en rehaussant légèrement la microtaxe : il existe de nombreuses marges de manœuvre entre 0,2 et 0,5 %. Encore une fois, commencer progressivement nous permettra de nous ajuster à ces changements.

La suppression de la TVA signifie une hausse à deux chiffres du pouvoir d’achat des ménages. C’est énorme ! Cela entraînera probablement un bond de la consommation, de la croissance et des dégâts environnementaux concomitants.

Éventuellement. Ce n’est pas une solution magique qui répond à tous les problèmes. C’est pourquoi la microtaxe devra être accompagnée de mesures complémentaires fortement écologistes. En montant la microtaxe à 0,4 % ou 0,5 %, elle pourrait pleinement financer la transition écologique, puisque chaque 0,1 % supplémentaire rapporterait au moins 200 milliards d’euros de plus. Par ailleurs, si nous supprimons la TVA, une taxe carbone sur les énergies fossiles serait bien mieux acceptée. Observons encore qu’en freinant la finance casino nous réduirons d’autant sa prédation écologique et qu’en simplifiant drastiquement l’administration fiscale, nous diminuerons son empreinte carbone[5]. De même, la microtaxe pourrait financer une dotation universelle de base, en argent ou en nature, palliant le sous-emploi corrélé à la robotisation croissante des tâches.

Nous pouvons aussi imaginer que cette hausse du pouvoir d’achat incite les commerçants à augmenter leurs prix et se voit, ainsi, absorbée par l’inflation.

La tentation existe toujours. Nous l’avons vu avec le passage à l’euro. Mais je pense que, si nous veillons à ce que la concurrence demeure partout en empêchant les grandes concentrations, les commerçants qui refuseraient de partager intelligemment le gâteau se verraient pénalisés par le jeu de l’offre et de la demande.

La microtaxe permettrait aussi de contrer efficacement l’évasion fiscale.

C’est juste. L’évasion fiscale à grande échelle ne se fait plus avec des valises, mais de manière électronique. Dès lors, ces montants seront taxés, en temps réel, dès qu’ils quitteront des comptes domestiques pour aller à l’étranger. Mais dans les faits, la microtaxe sera tellement faible que la plupart des fraudeurs n’auront plus d’intérêt à bâtir de coûteux, complexes et périlleux stratagèmes pour l’éviter. Bien au contraire, elle agira comme un puissant attracteur en incitant les grands groupes à se domicilier en France. La disparition de la bureaucratie, notamment associée à la TVA, permettra aux entreprises d’économiser de très nombreuses heures de travail. Pour l’instant, cette innovation n’a été appliquée nulle part. Mais je pense que lorsqu’un pays l’aura adoptée, il en tirera un tel avantage par rapport au reste du monde qu’elle pourrait rapidement faire tache d’huile.

J’imagine que si quelqu’un cherche à échapper à la microtaxe, il songera aux cryptomonnaies. Leur contrôle est ardu puisqu’il en existe des milliers et que leurs opérations, grâce à la blockchain, ne requièrent pas de comptes géolocalisés. Les banques pourraient en construire certaines pour boursicoter à haute fréquence sans être taxées à chaque opération.

Je ne suis pas un spécialiste de ce domaine. Ce que je peux dire c’est que la microtaxe s’appliquera lors de l’achat et de la dépense de cryptomonnaies. Quant aux banques, elles devront déclarer leurs opérations, même en cryptomonnaies, et être imposées en conséquence. Mais vous avez raison, c’est un sujet qui mérite d’être approfondi et anticipé.

Il est aussi probable que certains acteurs financiers décident de poursuivre leurs opérations moins avec des devises qu’en échangeant directement des actions, des obligations et des titres entre eux ?

En effet, c’est pourquoi il faudra élaborer un outil permettant de convertir ces trocs en valeur monétaire afin de leur appliquer une micro taxation à l’égal des transactions électroniques standards. Par ailleurs, toute fraude ou tentative de fraude avérée constituera un délit accompagné d’une sanction qui ne sera pas une micro pénalité.

Les banques ne vont-elles pas reporter le poids de la microtaxe sur leurs clients en augmentant leurs frais ? Espérer que cela n’arrive pas par le seul jeu de la concurrence n’est-il pas trop optimiste ? De plus, on change moins facilement de banque que de boulangerie.

Le secteur bancaire tend à s’ouvrir de plus en plus. Nous le voyons avec l’arrivée des banques en ligne et des cryptomonnaies. Cette multiplication des acteurs encouragent des frais compétitifs et des démarches d’ouverture de comptes facilités.

La mise en place d’une microtaxe sur les transactions électroniques ne risque-t-elle pas d’encourager l’État à supprimer l’argent liquide pour accroître ses recettes fiscales ?

Peut-être. Ce n’est pas ce que je souhaite, mais malheureusement nous observons déjà depuis plusieurs années une tendance lourde allant dans le sens de la suppression du cash, indépendamment de la microtaxe. Toutefois, les particuliers et les entreprises qui privilégieront les transactions en liquide seront peu avantagées, si ce n’est sur le plan de l’anonymat. Non seulement parce que la microtaxe s’appliquera lors du retrait des billets au distributeur ou au guichet, mais encore parce qu’ils encourront le risque de se faire voler leurs liasses.

Comment un contribuable estimant avoir été victime d’une erreur de prélèvement pourra-t-il déposer un recours auprès de l’administration fiscale ? Quels documents pourra-t-il produire pour sa défense ?

Dégonfler la bureaucratie fiscale diminuera les erreurs possibles. Malgré cela, si un contribuable venait à constater une irrégularité, il devra fournir aux autorités l’historique de ses transactions pour vérification. Les entreprises ont déjà le devoir de conserver la trace de tous leurs mouvements financiers ce qui facilitera les démarches.

J’ai rencontré des Gilets Jaunes réticents à la microtaxe. Pour eux, la fiscalité, en plus de financer les dépenses publiques, doit également servir à opérer une redistribution allant des plus riches vers les plus pauvres, à l’image de l’ISF. Ils redoutent que la microtaxe enterre ce palliatif contre le creusement des inégalités.

C’est un beau principe, mais il fonctionne très mal dans les faits. Aujourd’hui, l’augmentation du pourcentage d’imposition en proportion des revenus, corrélée à la diminution des aides sociales, dissuade, sur le plan comptable, le travail et l’entrepreneuriat. En parallèle, les plus riches parviennent, avec l’aide d’experts, à fortement optimiser leur fiscalité.

Je pense que ce que redoutent ces Gilets Jaunes c’est une flat tax, c’est-à-dire un pourcentage d’imposition identique pour tous, sans aucune progressivité. Et ils ont raison ! Une flat tax sur les revenus, fixée à mi-chemin entre les taux les plus hauts et les taux les plus bas, avantagerait les grands contribuables au détriment des classes modestes et moyennes. Avec la microtaxe c’est différent : la taxation ne se fait pas sur leurs revenus, mais sur les dépenses. Les plus fortunés sont ceux qui effectuent le plus de transactions et déplacent les plus gros montants. Leur argent ne dort jamais et circule dans des portefeuilles d’actions et d’obligations hyper liquides. À ce titre, avec la microtaxe en place, ils seront ceux qui, proportionnellement, paieront le plus d’impôts. Nous obtenons ainsi une forme de progressivité ne nuisant pas aux plus modestes.

Pourquoi avons-nous actuellement une telle illisibilité fiscale ? Est-ce volontaire ?

Les élites sont formées comme ça. Remettre fondamentalement en cause un système n’est pas prévu dans leur programme d’études et menacerait leurs privilèges. À chaque fois, ils rajoutent une couche en fonction des besoins, jusqu’à obtenir une usine à gaz, onéreuse et incompréhensible.

Cette microtaxe est-elle compatible avec l’Union européenne ?

Cette mesure risque de froisser l’UE. Cela montrera une fois de plus que le fonctionnement actuel de cette dernière est incompatible avec le bien-être des citoyens. Il faudra alors établir des priorités, y compris si cela implique de ne pas respecter certains accords.

Quels sont vos prochains objectifs ?

Je suis franco-suisse et vit et travaille à Zurich. Ici, nous bénéficions d’un système politique permettant aux citoyens d’initier des référendums s’ils parviennent à recueillir cent mille signatures en dix-huit mois. Nous allons utiliser cette possibilité pour soumettre au vote la microtaxe au niveau fédéral. Nous sommes en train de récolter des fonds pour cela. Ce processus d’initiative populaire est relativement long en Suisse, il faudra compter environ quatre ans avant qu’un scrutin puisse être organisé.

Ressentez-vous une plus grande réceptivité en Suisse ?

Les choses sont plus simples ici. Je ressens indéniablement une plus grande ouverture médiatique. Ce ne sont pas toujours les mêmes visages qui reviennent en boucle depuis des décennies, comme en France. La liberté académique joue aussi à plein. Enfin, les citoyens peuvent y lancer des initiatives et des débats avec plus de facilité. Je dois dire que tout cela est très appréciable.

Entretien réalisé par Fabrice Gagnant avec Marc Chesney.

Pour prolonger : https://www.fabricegagnant.com/microtaxe/


[1]

      [1]Certains avancent le chiffre de quelque 220 impôts et taxes en vigueur.

[2]

      [2]Ancien professeur de lettres, grand résistant, administrateur de la Chambre de commerce franco-arabe, spécialiste de la fiscalité et directeur du périodique Le contribuable français, René Tourenq promut pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie la « Taxe sur les Mouvements de Fonds » (TAMF). Il écrivit notamment les livres Vaincre la crise (Éditions Brochat, 1980) et La Clé de la crise (Éditions économiques, financières et sociales, 1985) sous le pseudonyme de René Montgranier.

[3]

      [3]En 2018, l’ensemble des recettes fiscales de l’État français s’est élevé à 367 milliards d’euros, pour un PIB supérieur à 2 280 milliards.

[4]

      [4]Le trading haute fréquence (THF) est le fait de passer, grâce à des algorithmes informatiques, des dizaines de milliers d’ordres d’achat-vente à la seconde afin de cumuler des micros gains. Le temps moyen de détention d’une action est passé de cinq ans au milieu du xxe siècle à quelques minutes aujourd’hui.

[5]

      [5]Actuellement, les seuls services publics (santé, routes, éducation, justice, défense, etc.) représentent une empreinte carbone annuelle avoisinant les 1,3 t de CO2 par Français, un chiffre considérable ; cf. le simulateur Micmac du site avenirclimatique.org.