Le réparateur pense le temps long. Son savoir-faire l’amène à découvrir de nouvelles formes de construction et d’ingénierie. Ainsi, suggère Matthew B. Crawford, le philosophe-mécano, ses inventions sont de véritables facteurs de progrès.

Illustration de Charlotte Guitard.

« Dans le livre de la Genèse, nous apprenons que tout retourne à la poussière. Matthieu en déduit une implication pratique : « Ne vous faites pas de trésors sur la terre, là où les mites et les vers les dévorent. »

Bien évidemment, cette logique est imparable dans la perspective de l’éternité. Mais nous, mortels, vivons dans un cadre temporel différent, dans un monde composé d’artefacts créés par d’autres de nos semblables. Il se pourrait bien que les choses matérielles tissent un fil entre une génération et la suivante. En prenant soin d’elles, on maintient ainsi en vie quelque chose d’essentiel.

Le luxe ou la bonne intendance

Robert Dumas, de la maison Hermès, a défini le luxe comme étant ce qui peut être réparé. Si un objet de luxe est un objet qui peut se transmettre, alors le luxe implique un sens de la responsabilité. Cela renverse l’image du luxe comme symbole de nombrilisme et d’excès. Il se mue alors en symbole de bonne intendance, de gratitude envers le passé et de prise en compte du futur.

Une telle attitude envers le futur suppose la continuité fondamentale du monde. Par contraste, voici la conversation qu’avait eue Alexis de Tocqueville avec un marin américain en 1831 : « Je lui demande pourquoi les vaisseaux de son pays sont fabriqués pour ne pas durer longtemps, et il me répond sans hésitation que l’art de la navigation fait des progrès tellement rapides chaque jour que le plus beau des bateaux deviendrait aussitôt quasi obsolète s’il durait plus d’une poignée d’années. » Voici une défense frappante de la mauvaise qua- lité comme corollaire de la foi dans le progrès, qui est ici pensé comme une succession de rup- tures et de discontinuités – ce que les gourous du business appellent aujourd’hui « disruption ».

Attachement à l’existant

Le philosophe politique du XXe siècle Michael Oakeshott a écrit que nous étions, comme un chien facilement distrait, « prêts à jeter l’os que l’on ronge, pour lui préférer son reflet agrandi dans le miroir du futur. Rien n’est fait pour survivre à de probables améliorations dans un monde où tout ne cesse de subir d’incessantes améliorations […]. Le rythme du changement prévient contre de trop profonds attachements ». L’inadaptation culturelle du réparateur tient exactement à ceci, un « attachement trop profond » à ce qui existe déjà. Il rejette ainsi notre aliénation de plus en plus forte au présent.

Le réparateur n’est pas obsédé par l’idée de « s’exprimer »

Considérons maintenant le réparateur. Qui est-il ? Pour commencer, il n’est pas un artiste (au sens contemporain que l’on donne à ce mot), puisqu’il ne crée pas quelque chose de nouveau. Il se met au service de choses qui existent déjà. Il est guidé par l’intention de la personne qui a conçu l’objet, et par le critère de fonctionnalité : est-ce que cela fonctionne ? L’objet doit servir les besoins de la personne qui l’utilise. Il n’est pas obsédé par l’idée de « s’exprimer », et peut-être que cela permet d’expliquer un certain calme dans son attitude.

Mais ne nous hâtons pas de faire l’éloge de son humilité. Car le réparateur est aussi un critique. C’est quelque chose qui m’est apparu très clairement après avoir passé du temps dans l’atelier de Taylor and Boody, une entreprise en Virginie qui construit des grands orgues baroques comme vous en trouvez dans les églises et les salles de concert. Leurs instruments sont destinés à être toujours en service 400 ans plus tard. Je ne vois pas quelle autre frange de l’économie moderne adopte un tel horizon temporel. » […]

La suite de cette réflexion que nous a confiée Matthew B. Crawford est à retrouver dans le 20ème numéro de la revue Limite. Si vous appréciez la lecture de la première revue d’écologie intégrale, abonnez-vous ! Il n’y a pas de meilleur moyen pour nous soutenir.