Peut-on être écolo et omnivore ? Eugénie le Quéré tente de répondre à cette question qui peut sembler délicate. La suite de l’article est à retrouver demain.

Mangeons-nous des animaux ? Souvent, nous mangeons de la viande : matériau inerte et informe dans une barquette polystyrène, sous cellophane et néon de supermarché. C’est du bœuf, dit l’étiquette, entre le code barre et les mentions sanitaires obligatoires. Cette viande de rayonnage n’a rien de commun avec l’animal, corps vivant, être sensible capable de relations. On la croirait plus facilement sortie d’une cuve d’usine que du corps d’une bête. D’ailleurs, trop souvent, la vache dont on extrait “du boeuf” vit en usine, rouage du système de production animale ; rouage archaïque, qui ne manquera pas d’être bientôt remplacé par un bouillon d’enzymes et de nutriments savamment contrôlé, plus productif et plus commode.

Car la vache est bien embarrassante, avec son museau frémissant et son regard humide. Que nous constations qu’elle souffre, que nous l’imaginions seulement, et nous voilà torturés. Les remparts rhétoriques que nous pouvons parfois élever autour des souffrances humaines tombent d’emblée devant l’animal. “Qui a péché, lui ou ses parents ?” : le malheur des animaux ne peut même pas faire l’objet d’un question. Le moineau pépie gaiement dans la haie, et tombe raide sur le gravier, gelé par l’hiver. Le chevreuil saute dans les bois, et il boîte. La poule sera bouillie quand ses œufs s’espaceront. Le chat n’a pas sept vies. La beauté des animaux souligne l’insupportable perspective d’une vie sans espoir et sans rêve, d’une souffrance sans contrepoint qui débouche sur un néant absolu. Face à cet abîme d’absurdité, il y a le refuge du déni, de l’animal-machine cartésien dont les réactions seraient purement automatiques et ne ferait que mimer ce que nous prenons pour des émotions. Mais le témoignage de nos sens est tenace, et, comme le dit Corine Pelluchon, « le jour où l’on prend conscience de l’intensité de la souffrance animale, tout s’écroule »(1)

Mangerions-nous des animaux s’il nous fallait les élever et les abattre ? Certes nous manquons de moyens et de compétences, mais surtout, nous manquons d’espérance. Comment supporter le spectacle d’une vie si humble et si précaire, dont l’issue est fatale, forcément ? Comment dépecer, éviscérer, découper, supporter les fluides et les odeurs d’un corps si semblable au nôtre ? Le cœur nous manque, par pitié, que la viande soit en cubes abstraits dans son emballage bigarré, avec les informations nutritionnelles, que rien ne nous rappelle l’animal dont elle est issue, sa vie concrète et misérable, son corps si familier, sac d’os et de viscères dans un peu de cuir. Nous pouvons apprécier, avec une certaine étourderie, la saucisse et l’escalope, mais il nous 3acres-cowfaudrait une espérance surnaturelle pour supporter l’animal.

La même révulsion affleure dans un certain rapport aux animaux de compagnie. Nous leurs inventons des besoins et des désirs anthropomorphiques parce que nous n’assumons pas leur humble organicité. L’escalade thérapeutique qui enrichit les vétérinaires fait fond sur notre panique devant leur inévitable souffrance. Et finalement, c’est l’euthanasie qui résume notre rapport à l’animal : notre devoir le plus incontestable serait de les faire mourir sans tarder sous anesthésie.

L’éradication est d’ailleurs le mot d’ordre d’un certain mouvement animaliste qui, au nom de la lutte contre la souffrance, réclame en fait la disparition des animaux. Bêtes de cirque, de somme, de boucherie ou d’agrément : toutes sont nos victimes, toutes doivent laisser place aux protéines de synthèse et aux robots ronronnants.  Peut-être ces militants créeront-ils bientôt des brigades sillonnant jungles et marais pour anesthésier et achever les animaux sauvages dans la détresse. Ne serait-ce pas là une grande œuvre de compassion ? L’humanité ne doit-elle pas œuvrer à la disparition de toute souffrance sur la planète ?

Avec de pareils amis, les bêtes ont peut-être besoin d’ennemis.

Il n’y a pas de prescriptions alimentaires dans le christianisme : ni obligation, ni interdiction. Mais il semble bien y avoir un motif de foi à consommer la chair des animaux.

La vision de Pierre, dans les Actes des Apôtres, est d’un ton étonnamment impératif : « Il y avait tous les quadrupèdes, tous les reptiles de la terre et tous les oiseaux. Et une voix s’adressa à lui : « Debout, Pierre, offre-les en sacrifice, et mange ! ». Pour Saint Paul, dans la lettre aux Romains, le végétarisme est une possibilité, mais relèverait tout de même d’un manque de foi : « Tel autre, qui est faible dans la foi, ne mange que des légumes ». Bien sûr il s’agissait de dépasser les prescriptions rituelles du judaïsme, et la distinction du pur et de l’impur. Mais laissons-nous interpeller : « mange ! ».

Il n’a pas échappé aux auteurs bibliques que nous n’avons pas besoin de manger de chair animale : les végétaux pourraient nous suffire. Dans l’Ancien Testament, l’humanité est végétarienne jusqu’à l’alliance avec Noé. Les animaux sont sauvés de l’anéantissement du déluge en étant abrités dans l’arche construite par Noé, le seul homme juste. C’est une fois ressortis de l’arche que les fils de Noé s’entendent dire par l’Éternel : “Tout ce qui va et vient, tout ce qui vit sera votre nourriture ; comme je vous avais donné l’herbe verte, je vous donne tout cela”(2) . Ainsi, le don des animaux comme nourriture n’est pas originel, mais secondaire, consécutif à une aventure de grâce partagée. Ils nous sont donnés en nourriture non pas absolument, mais en raison de l’hospitalité que nous leur offrons. Hospitalité matérielle : nous mangeons des animaux que nous avons d’abord pris chez nous, que nous avons abrités, soignés et nourris. Hospitalité spirituelle : nous partageons aux animaux le salut que nous avons nous-mêmes reçus de Dieu.

les animaux sont sauvés, non pas directement, mais via l’humanité qui les accueille. Ils sont, comme l’ensemble de la création, participants par une mystérieuse mécanique de la chute et du salut de l’humanité.

« Tu sauves, Seigneur, l’homme et le bétail »(3). En quoi pourrait consister le salut des animaux ? La liste est longue des théologiens qui, dans tous les siècles de la tradition chrétienne, ont affirmé que le salut, à proprement parler, n’est adressé qu’à l’homme. Pour ce qui concerne les animaux, comme le fait remarquer Fabrice Hadjadj, trop fidèle pour être conformiste : «Rien en eux-mêmes ne les dispose à une splendeur immortelle. Rien en eux-mêmes… mais pas rien en nous. […] Ce n’est pas dans la nature du merle, de la glycine ou du granit qu’il convient de chercher la raison de leur présence à l’univers glorifié, mais dans la nature de l’homme, et dans la modalité de sa rédemption »(4).  Le récit du déluge, compris comme anticipation du salut, illustre clairement cela : les animaux sont sauvés, non pas directement, mais via l’humanité qui les accueille. Ils sont, comme l’ensemble de la création, participants par une mystérieuse mécanique de la chute et du salut de l’humanité. Là où va le berger, le troupeau va aussi, et le chien, les puces et les vers, le loup et le vautour, et à leur suite, de près ou de loin, tout ce qui vit sur la terre. « Tout est lié dans le monde», nous rappelle le Pape François dans Laudato Si’, notre existence repose de la manière la plus concrète sur chacune de ces petites créatures. Comment manqueraient-elles à l’appel de l’univers réconcilié?

Si le récit du Déluge est une préfiguration du Salut en Jésus-Christ,  le don des animaux comme nourriture serait-il alors comme un prémisse de la consécration eucharistique ? « Tout ce qui vit sera votre nourriture » est-il prélude au « Prenez et mangez » dans lequel Jésus-Christ, le Vivant véritable, qui est tout à la fois l’Arche, le Juste et l’Agneau, livre son corps en nourriture pour nous faire passer les eaux de la mort ? Il est troublant que Jésus consacre dans la cène le pain et le vin, mais pas l’agneau qui était aussi sur la table. Certains y lisent un encouragement au végétarisme. Mais l’agneau n’est-il pas déjà, à sa manière propre, consacré, puisqu’il est mémorial de l’antique salut en Noé comme de la Pâque d’Égypte, et image du Christ Agneau de Dieu ?

L’ombre de l’arche du salut porte jusqu’à nos tables, ne l’oublions pas. Loin de nous tranquilliser comme un alibi, le motif de foi doit nous entraîner à une conversion radicale, car il confirme que notre nourriture est trop souvent un scandale, un scandale plus profond que ne le soupçonnent bien des militants de la cause végétarienne.

(1) Le Monde, 1er mars 2017

(2) Genèse 3,9

(3)  Psaume 35,7

(4)  F. Hadjadj, Le Paradis à la Porte (2011)

Image : Autoportrait de G.K. Chesterton, Trois acres et une vache