Nous retrouvons les Dernières Nouvelles de l’Homme, tribune de Fabrice Hadjadj publiée le dimanche précédent dans l’Avvenire.

J’ai une grande admiration pour celui qui a inventé la roue (moins pour les voitures de course, du reste, que pour les brouettes), mais je dois avouer que mon admiration la plus grande va à l’inventeur du gros orteil. Certes, l’objet roulant est un signe indiscutable de la présence humaine. La nature propose des animaux qui marchent, nagent, volent, rampent, galopent – aucun qui roule. Le guépard fait des pointes à 112 km/h, mais c’est avec ses pattes, en contractant et détendant son corps ; seules nos Ferrari ont la capacité de faire glisser le conducteur dans une vie sans à-coups où tout semble pouvoir se passer « comme sur des roulettes ». Et, néanmoins, le gros orteil surpasse de très loin cette splendeur pneumatique. S’il y a même un organe qui met en doute notre cousinage avec le singe, c’est celui-là. Tournez-vous vers la tête ou la main de votre congénère, il pourrait subsister un doute (j’avais une grand-tante qui avec l’âge ressemblait de plus en plus à une fantastique guenon). Mais regardez ses pieds, et vous n’avez plus aucune hésitation : c’est bien un être humain. Georges Bataille insistait sur cette manière infaillible de distinguer ses grand-tantes des grands singes : « Le gros orteil est la partie la plus humaine du corps humain, en ce sens qu’aucun autre élément de ce corps n’est aussi différencié de l’élément correspondant du singe anthropoïde (chimpanzé, gorille, orang-outang ou gibbon). »

Je ne suis pas sans savoir que certains d’entre nous sont encore rongés par le regret de ne pas être quadrumanes et reprochent à notre gros orteil de ne pas être « opposable », comme le pouce de la main, ce qui nous aurait permis de nous attraper aux branches, de jouer de la guitare ou de saluer notre voisin avec le pied. Ils prouvent par là aussi bien leur ignorance que leur ingratitude. Car c’est précisément parce qu’il n’est pas opposable que notre gros orteil permet l’équilibre et le mouvement de notre station droite, à tel point que les spécialistes de la biomécanique le nomment « l’orteil de la performance » ou encore « l’effecteur final du pas ». — Le paléoanthropologue André Leroi-Gourhan déclare en une formule fameuse : « L’homme a commencé par la pieds. » Ceux-ci, en nous permettant de tenir debout, ont libéré les mains pour la préhension, et les mains ont libéré la bouche pour la parole. C’est donc grâce à notre gros orteil que nous parlons. Bien sûr, la langue joue un certain rôle, mais sans lui elle en serait encore à laper dans les flaques au lieu de chanter des cantiques.

Telle est la lumière du gros orteil (la lux de l’« hallux », puisque tel est son nom scientifique). Plutarque raconte que Pyrrhus, le père du scepticisme, possédait une « vertu divine » dans son gros orteil droit : il suffisait qu’il le posât sur les ventres malades pour que ceux-ci guérissent presque aussitôt. À Thessalonique se trouve une statue d’Aristote dont le grand orteil gauche se dresse vers les hauteurs et brille autant que le pied des statues de saint Pierre : les touristes le caressent et l’embrassent, comme si le logos du philosophe s’était logé dans cette extrémité. Enfin je ne résiste pas à rappeler que, lors de l’Ascension, la dernière chose que le Christ ressuscité donne à voir à ses disciples, ce fut certainement ses orteils (tout une iconographie sacrée les représente tandis que le reste du corps est déjà perdu dans les nuages).

Aussi crois-je à la résistance par le gros orteil (plutôt que par l’index ou le poing levé). C’est un doigt plus humble et plus solide, qui nous encourage à la marche, qui n’a pas l’idée de vivre en étranglant son frère, ni en pressant sur des boutons. Voir sa lumière, c’est à la fois garder les pieds sur terre et, comme on dit en italien, « toucher le ciel avec un doigt ».