Dans la bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite, la journaliste Inès Léraud et le dessinateur Pierre Van Hove retracent l’apparition et le développement des algues vertes sur le littoral breton pour en dégager magistralement les causes profondes : un modèle agricole productiviste soutenu à bout de bras par l’État. 

 « Depuis la fin des années 1980, au moins quarante animaux et trois hommes se sont aventurés sur une plage bretonne, ont foulé l’estran et y ont trouvé la mort ». Chaque année, s’échouent sur les rives de la Bretagne des milliers de tonnes d’algues vertes. En séchant sur la plage, celles-ci se putréfient et laissent échapper un gaz ultra-toxique qui peut tuer : l’hydrogène sulfuré. Pour la journaliste Inès Léraud, cela ne fait aucun doute, il existe un lien direct entre les morts des plages bretonnes et les marées d’algues vertes. Si celles-ci ont toujours existé, leur pullulement est directement lié à l’intensification de l’agriculture et aux rejets massifs de nitrates dans les rivières.

La pollution aux algues vertes a tout du scandale sanitaire : des décès suspects, des lanceurs d’alerte, une administration qui savait depuis le début et une omerta qui sert autant à protéger une chaine de responsabilité tentaculaire que les intérêts de l’industrie agro-alimentaire bretonne.

Algues vertes, l’histoire interdite, Inès Léraud et Pierre Van Hove aux éditions Delcourt

L’histoire qu’Inès Léraud raconte est avant tout celle d’une « fabrique du silence » : une complicité organisée allant des services sanitaires à l’agro-business en passant par les cabinets ministériels ; des agriculteurs pris au piège de choix industriels et d’une logique productiviste dont ils sont les premières victimes.

Les intérêts économiques sont en effet conséquents : une industrie exportatrice, intensive en emploi et le tourisme, deux piliers du dynamisme économique breton.

Au nom de ces enjeux et des intérêts de quelques-uns, les services de l’État comme les collectivités locales ont décidé de taire pendant trente ans un risque sanitaire majeur pour les habitants des côtes bretonnes.  

L’histoire d’une « fabrique du silence »

Les morts inexpliquées au contact d’algues vertes débutent dès 1989 avec le décès d’un jeune homme de 26 ans. Malgré les signalements répétés des médecins sur des cas d’intoxication, les autorités sanitaires et administratives font longtemps la sourde oreille. Tous les éléments sont réunis pour qu’on en vienne à penser qu’on cherche à étouffer l’affaire.

En 2009, Thierry Morfoisse succombe en déchargeant de son camion une cargaison d’algues. En 2016, Jean-René Auffray est retrouvé mort sur une plage alors qu’il faisait son jogging à proximité d’algues vertes. Sur cette même plage six ans auparavant, une trentaine de sangliers étaient retrouvés morts en l’espace de quelques semaines. Des analyses avaient permis de conclure à une intoxication des bêtes à l’hydrogène sulfuré. Cette série noire rend la situation intenable mais les syndicats agricoles rejettent toute responsabilité et les autorités craignent pour le tourisme. Pour chaque décès, des dysfonctionnements plus ou moins volontaires empêchent les autopsies d’être réalisées dans de bonnes conditions. À chaque fois, les tribunaux saisis écartent la piste des algues vertes.

Pourquoi tous ceux qui s’inquiètent du risque sanitaire font face à un mur de silence ?

Une des premières planches de la bande dessinée. Source : l’éditeur.

La toute-puissance de l’agro-business breton

Depuis le début des années 1980, la cause de l’apparition des marées vertes est connue : le modèle productiviste de l’agriculture bretonne. Pourtant, l’administration et l’industrie agro-alimentaire ont tout fait pour étouffer le lien évident.

Inès Léraud retrace avec brio les grandes étapes de l’émergence de cet agro-business. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale et sous l’impulsion du plan Marshall, l’agriculture française est appelée à se moderniser. Edgard Pisani, ministre de l’agriculture du Général de Gaulle, lance un grand plan de remembrement des surfaces agricoles : le bocage breton est détruit pour laisser la place à de grandes exploitations. À l’heure de la chimie triomphante, la disparition des haies et des talus accélère le ruissèlement des engrais dans les cours d’eau.

L’agriculture bretonne, majoritairement paysanne avant la guerre, s’industrialise et se concentre autour de coopératives qui ressemblent rapidement davantage à des multinationales exportatrices. Poussés par les syndicats, les agriculteurs s’endettent massivement auprès des banques pour moderniser leurs exploitations. Le cochon est fait roi et les élevages hors-sol se multiplient. La viande produite à bas coût dans des fermes-usines est massivement exportée partout dans le monde. Enrichis par la manne porcine, les patrons bretons de l’agroalimentaire se structurent en lobbys soutenus par les politiques du cru, droite et gauche confondus. Les planches de Pierre Van Hove illustrant les réseaux politiques et économiques bretons valent la lecture à elles-seules.

« Les impératifs agricoles du moment prévalant, hélas, sur la santé publique, il n’est guère possible de s’y opposer. »

Alors voilà, s’en prendre aux algues vertes, c’est faire face à un système qui a fait la richesse des industriels bretons et les réélections d’une classe politique particulièrement obséquieuse. Oser en parler c’est prendre le risque de faire fuir les touristes. Alors mieux vaut glisser la poussière sous le tapis en se dépêchant d’aller nettoyer les plages à chaque nouvelle marée. Comme l’avouait déjà la DDASS (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales) en 1980 dans un courrier adressé à un médecin des Côtes-d’Armor, « la plupart des puits et fontaines du département sont contaminés […]. Les impératifs agricoles du moment prévalant, hélas, sur la santé publique, il n’est guère possible de s’y opposer ».

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les rejets de nitrate provenant de l’agriculture intensive ont certes baissé mais aucune transformation structurelle du modèle productiviste n’a été enclenchée. Pour preuve, la vente d’engrais continue d’augmenter et les ministres bretons courent toujours les inaugurations de fermes-usines et les banquets de la FNSEA. Si la concentration de nitrate dans les cours d’eau est passée de 50 à 30 mg/l en trente ans, il faudrait atteindre un niveau de 10 mg/l pour éradiquer la pollution. Plus préoccupant, ce taux stagne depuis trois ans. Si les plages sont systématiquement nettoyées après chaque marée, certains estuaires moins accessibles restent durablement pollués.

Après plusieurs années de baisse, le spectre des algues vertes est réapparu à l’été 2019. A la faveur d’un temps clément, elles ont de nouveau investi les plages bretonnes, prenant de court les services chargés de leur traitement. Un jeune ostréiculteur de 18 ans est mort subitement sur une plage touchée du Finistère. L’autopsie réalisée a écarté la thèse d’une intoxication à l’hydrogène sulfuré sans que la cause du décès ne soit établie.

Pour aller plus loin :

Habituée des maladies environnementales (pesticides, amiante, mercure), Inès Léraud a décidé de s’installer dans un hameau du centre de la Bretagne pour enquêter sur les pratiques de l’industrie agro-alimentaire bretonne. En ressort un Journal breton, série de 22 épisodes diffusée dans Les Pieds sur terre sur France Culture. Journal breton, saison 1 et saison 2.

Inès Léraud a également enquêté sur l’intoxication aux pesticides d’ouvriers agricoles par la coopérative Triskalia, condamnée depuis. Ce récit est disponible en deux parties, ici et ici.

Inès Léraud et Pierre Van Hove, Algues vertes, l’histoire interdite, La revue dessinée/Delcourt, juin 2019

Inès Léraud, « Algues vertes en Bretagne : le grand déni », France Inter, 2016 https://www.franceinter.fr/emissions/l-enquete/l-enquete-10-juin-2016