Vrooooom ! Quand l’actualité nous ordonne d’accélérer, Limite ralentit. Conversation entre deux décroissantes décomplexées.

Eugénie Bastié : Parce que l’écologie intégrale est aussi une écologie littéraire, parlons de littérature. Ton amour des livres t’a-t-il été transmis ou bien l’as tu acquis par toi-même?

Natacha Polony : J’ai eu la chance de naître dans une famille caracté- ristique de la petite-bourgeoisie méritocratique. Ma mère m’a élevée dans l’amour des livres. Si je m’appelle Natacha, c’est en hommage à Tolstoï et elle a failli m’appeler Graziella en hommage à Lamartine ! Quand je perdais une dent la petite souris m’apportait des romans… Mon père adore le théâtre, il me récitait par coeur Cyrano de Bergerac… « Apprenez/Que je m’enorgueillis d’un pareil appendice/ Attendu qu’un grand nez est proprement l’indice/D’un homme affable, bon courtois, spirituel.» Cyrano continue de m’émouvoir. J’adore Alexandre Dumas, c’est de la littérature populaire dans le sens le plus noble qui soit. Le vicomte de Bragelonne est extraordinaire…

Eugénie Bastié :Oui ! Qui ne pleure pas à la mort de Porthos n’est pas vraiment humain. « – Trop lourd ! Après quoi, l’oeil s’obscurcit et se ferma, le visage devint pâle, la main blanchit, et le Titan se coucha, poussant un dernier soupir. Avec lui s’affaissa la roche, que, même dans son agonie, il avait soutenue encore ! Les trois hommes laissèrent échapper le levier qui roula sur la pierre tumulaire. Puis, haletant, pâle, la sueur au front, Aramis écouta, la poitrine serrée, le cœur à se rompre. Plus rien ! Le géant dormait de l’éternel sommeil, dans le sépulcre que Dieu lui avait fait à sa taille. »

Natacha Polony : J’en ai pleuré. Et la mort d’Athos ! L’intact Athos qui meurt à cause de cette chochotte de Bragelonne qui se complait dans le narcissisme plutôt que d’être dans l’héroïsme de la génération précédente. Mais c’est cela qui est beau, la mort de chevalerie. On retrouve ce thème dans le conte du Graal. La décrépitude de l’idéal chevaleresque. Perceval errant sans but, Gauvain se faisant attaquer par des paysans…

Eugénie Bastié :C’est peut être ça d’ailleurs l’idéal français, celui d’une chevalerie qui se regarde avec ironie et distance, qui ne se prend pas vraiment au sérieux tout en étant brave, à la manière d’un d’Artagnan. Avec une pointe de panache et de nostalgie coupable. D’ailleurs, je te soupçonne de préférer comme moi les écrivains nostalgiques, pour ne pas dire réactionnaires…

Ce que tente la littérature en général, c’est de décrire l’unité du monde sans la défigurer, sans la ramener à une objectivité par trop simplificatrice.

 Natacha Polony : Je l’avoue, ma tendresse va d’abord aux écrivains qui ont su percevoir les ravages de la modernité… De Flaubert dans sa moquerie de la bourgeoisie à Giono qui décrit le monde paysan qui disparait, en passant bien sûr par Saint-Exupéry. Un de mes premiers chocs littéraires, c’est Le Petit Prince, puis j’ai lu Terre des hommes, d’une beauté exceptionnelle. J’ai ensuite découvert Citadelle. C’est un livre sur l’idée qu’on échange sa vie contre quelque chose qui la dépasse. L’idée qu’il faut restituer le sens et l’ordonnancement du monde. On ne range pas le grain dans l’étable, car il appartient à la grange. Chaque objet a sa place, et il faut qu’une maison ait un centre dont on puisse s’éloigner ou se rapprocher. Le temps, c’est la même chose, il faut qu’il soit rythmé comme l’espace. « Et je marche de fêtes en fêtes et d’anniversaires en anniversaires, de vendange en vendange, comme je marchais enfant de la salle du conseil à celle du repos, dans l’éternité du palais de mon père, où tous les pas avaient un sens » .

Eugénie Bastié :Ce que tente Saint-Ex dans Citadelle, et ce que tente la littérature en général, c’est de décrire l’unité du monde sans la défigurer, sans la ramener à une objectivité par trop simplificatrice. Il y a chez Saint-Exupéry cette tentative de ciseler « l’invisible nœud qui noue les choses ensemble ». « Je sais trop bien qu’en assemblant des pierres, c’est du silence que l’on crée, qui n’était pas dans les pierres » écritil, puis, plus loin : « et je refuse la discussion, car il n’y a rien ici qui ne se puisse démontrer. » La littérature est la résistance à l’objectivation du monde. Elle est un accès à la vérité autrement que par démonstration…

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