Vroooom ! Quand l’actualité nous ordonne d’accélérer, Limite ralentit. Conversation entre deux décroissantes décomplexées.

Eugénie Bastié : Après l’élection de Trump, le Brexit, la montée de l’euroscepticisme et des « populismes », les médias traditionnels de gauche se tournent de plus en plus vers le « fact-checking » (1) pour corriger les « fake news », et pourrait-on dire, corriger l’opinion des gens qui ne semble pas aller dans leur sens. Cette mutation du journalisme te parait-elle répondre aux attentes de la société ?

Natacha Polony : La vérification des faits et la quête de vérité me semblent la base du journalisme. Une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose. Car on s’aperçoit rapidement qu’on n’est pas toujours confronté à des faits vérifiables immédiatement. Rien que le nombre de personnes à une manifestation, par exemple, est sujet
à controverse. Prenons l’exemple de l’éducation : la question du niveau des élèves, censé être vérifié et mesuré par la direction de la prospective de l’éducation nationale a pu être sujette à caution.

Les journalistes n’ont pas à rendre compte uniquement d’une réalité statistique. Le métier de journaliste est aussi un métier d’accoucheur. C’est en discutant des heures avec une per- sonne qu’on peut se rendre compte de la réalité de sa situation. L’humain n’est pas quantifiable en données simples. Croire que l’on va résoudre la crise du journalisme en se fondant uniquement sur le « fact-checking », c’est une aberration. C’est refuser de regarder en face les raisons pour les- quelles ce métier est en crise.

Eugénie Bastié : Oui mais il faut admettre qu’il existe une profonde défiance envers les médias qu’il faut parvenir à résoudre.

Natacha Polony : Cette défiance ne vient pas des « fake news ». Elle monte à partir du moment où, dans les années 1990, il devient évident qu’une grande majorité des médias ne décrit plus le réel avec honnêteté intellectuelle, mais prêche le bien, le bon et le juste. C’est Le Monde, pendant les années Plenel-Colombani-Minc : il ne s’agit plus pour le journal de référence de décrire des faits, mais de produire un prêche idéologique permanent, d’ostraciser, de tracer la limite du bien et du mal. Ces journalistes, à force de prêcher, ont perdu le lien avec le citoyen et n’ont pas vu monter la colère de 2002, ni le NON au référendum de 2005. Ils sont devenus petit à petit des alliés objectifs de classe de l’élite urbaine du bon côté de la mondialisation. Le référendum de 2005 a été le grand moment révélateur de cette fracture. 95% des éditorialistes font alors campagne pour le OUI. C’est à ce moment que les gens commencent à se tourner vers des médias alternatifs, comme la figure d’Etienne Chouard sur le web, par exemple.

Eugénie Bastié : On a beaucoup parlé de « post-vérité » ces temps-ci pour qualifier l’attitude de certains hommes politiques qui ignorent délibérément
la réalité et martèlent leurs mensonges et leurs appels
à l’émotion sur les réseaux sociaux sans aucun souci
de la vérité. Est-ce vraiment nouveau ?

Natacha Polony : La rumeur a toujours existé. Elle se diffusait auparavant dans les lieux de socialisation (église, bistrot) aujourd’hui atomisés par la culture libérale. Il n’y a plus que sur les réseaux sociaux que peut exister l’échange, ce qui donne un effet exponentiel et incontrôlable à la rumeur. Nous avons affaire à des médias qui voient leur monde s’effondrer, et qui, du coup, se radicalisent. Le discours sur la « post-vérité » participe d’une volonté de se dédouaner d’un aveu- glement passé. Que Donald Trump soit un phénomène ahurissant, nous l’avons tous remarqué. Mais dire que jusqu’à présent les politiques respectaient la vérité et n’étaient pas dans la démagogie, c’est se foutre du monde. Les journalistes, deux jours après l’élection de Trump, ont fait leur mea culpa, mais immédiatement, comme des alcooliques repentis, ont replongé tout de suite pour traiter les électeurs d’imbéciles soumis à un discours de post-vérité.

Eugénie Bastié : On compare souvent notre situation aux années 1930, mais à l’époque c’étaient les députés qu’on voulait jeter à la Seine tandis que les journaux étaient populaires. Aujourd’hui, la figure du journaliste est quasiment plus détestée que celle du politique et du parlementaire…

Natacha Polony : La concentration à l’œuvre dans les médias a détruit le pluralisme. Dans les années 1930, il y avait une pluralité médiatique. Aujourd’hui, quelques grands groupes tiennent 
les médias, qui vont dans le sens 
de l’européisme, de l’atlantisme, du libre-échangisme. L’effervescence et
 la liberté subsistent sur les réseaux sociaux.

Eugénie Bastié :Tu dis que le pluralisme n’existe pas, mais tu es décroissante et souverainiste et tu as la parole tous les matins dans la radio de Lagardère. N’exagères-tu pas ?

Natacha Polony : Il serait malvenu de me plaindre d’être muselée alors que je dispose en effet d’une liberté inappréciable. Je peux citer Frédéric Lordon sur Europe 1 ! Bien sûr que depuis les années 1990, la chape de plomb de 
la pensée unique a sauté. Mais il y a encore des pans entiers de la réflexion où le bruit médiatique parle d’un seul homme.

[…]

 (1) Vérification de l’exactitude des faits et des données présentées par les hommes politiques et les experts dans les médias et de la neutralité des médias eux-mêmes dans le traitement de l’information.

La suite est à lire dans le sixième numéro de la Revue Limite, en vente en ligne et en librairie (liste des 250 points de vente).

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