La lecture du samedi que vous propose aujourd’hui Frédéric Dufoing est l’ouvrage critique de Frédéric Saenen sur Drieu La Rochelle, et nous propose de confronter l’homme qui se brula la cervelle en 1945 à son œuvre riche et complexe. Une lecture qui en appelle d’autres !

Longtemps je me souviendrai du visage consterné du libraire à qui je commandais le Récit secret de Drieu la Rochelle – car, évidemment, il ne l’avait pas en rayon. Je vis à sa mimique qu’il craignait pour sa réputation (c’était une librairie universitaire) et que des questions éthiques venaient soudainement d’éclore dans son esprit. Me connaissant un peu puisque j’étais un client régulier, il se souvint sans doute de précédentes commandes, parmi lesquelles il y avait Yeats – auteur hautement suspect lui aussi – mais aussi Dylan Thomas (alcoolique et plutôt de gauche, à mon crédit), Bernanos (à mon débit : un suspect d’un autre genre, quoique plus acceptable), Scott Fitzgerald (un autre alcoolique apolitique, à mon crédit) et des auteurs sud américains comme Garcia Marquez (de gauche bon ton) et Vasquez Montalban (de droite bon teint) qui – ouf ! – rentraient dans le rang et attestaient que je ne pouvais être un immonde néo-nazi; il en conclut donc que je devais être un doux dingue, qu’il pouvait me vendre le livre sans participer au retour des chemises brunes et me sourit avec la condescendance d’un monsieur Homais en face d’un Pécuchet. Je revécus le même genre de scène à la commande d’un Rebatet et d’un Brasillach, et même d’un Nimier. Céline et Blondin passèrent comme une lettre à la poste parce que le style du premier lui avait valu le pardon de son fond et parce que le Singe en hiver du second avait fait oublier son Europe buissonnière.

Cette anecdote pour rappeler que – si l’on excepte Le Feu Follet, pour ainsi dire légitimé par le très beau film de Louis Malle et la très juste interprétation de Maurice Ronet – , dans les années 1990, et jusqu’à sa publication récente dans la collection de la Pléiade, l’œuvre de Drieu la Rochelle était peu éditée. Elle était même considérée comme aussi sulfureuse que médiocre. Drieu était juste un nazi communiant et confirmé, donc un névrosé haineux, et un écrivain sans talent, donc un envieux (surtout comparé à son ami Aragon) – juste un auteur de soap, comme me le dit un camarade de faculté à qui j’avais prêté Le Feu Follet…  Les écrits de Drieu avaient été rangés dans le dossier d’accusation du collaborateur qui voulait envoyer les juifs sur Madagascar, était ami d’Otto Abetz et avait dirigé la NRF sous l’occupation; le dossier lui-même était désormais sous les yeux des diverses branches de la psychanalyse et de la psychopathologie : Drieu était-il, à l’instar de Brasillach et des mignons de cabaret des Damnés, un homosexuel mal assumé ? Drieu était-il un impuissant cherchant la virilité dans la mythologie guerrière ? Ou bien Drieu n’était-il qu’un dandy névrotiquement opportuniste et un Don Juan vantard ?

Or, dans son livre, Frédéric Saenen – romancier, auteur d’une très riche synthèse de l’histoire pamphlétaire et spécialiste de Céline et des écrivains de la collaboration – n’a précisément pas cherché à répondre à ces questions. Sa démarche n’est pas celle d’un biographe, d’un procureur ou d’un apologète, ou encore de l’un de ces analystes littéraires qui font trop souvent penser aux analystes financiers. Peut-être parce qu’il est lui-même écrivain, son approche consiste tout simplement à retourner aux fondamentaux : mettre chacune des œuvres de Drieu en regard de leur contexte historique, du personnage de Drieu lui-même et de ses autres œuvres. Plus précisément : ne pas séparer ses essais de ses œuvres de fiction (poésies, nouvelles, romans); montrer la logique esthétique plus que morale qui préside à certaines périodes de sa vie et de l’histoire tourmentée de la première moitié du XXe siècle; accepter les incohérences, les désorientations, les ambivalences, les ambiguïté quand elles viennent et pour ce qu’elles sont. Au fond, Frédéric Saenen refuse de prêter aux divers domaines de réflexion et d’activités de Drieu la caractéristique fondamentale de la conscience : l’unicité. Drieu est incohérent, illogique sur plus d’un point; on peut même dire qu’il est un sophisme ambulant : partant de prémisses souvent justes, parfois mêmes bien articulées, il finit à peu près systématiquement sur des conclusions délirantes, confuses et dangereuses; il en est littéralement étourdissant. Comme l’a finalement démontré son suicide, il n’est cependant que rarement de mauvaise foi, et c’est là l’une de ses très grandes qualités : c’est ce qui en fait un individu attachant, ce qui rend son absurde quête esthétique supportable malgré ses terribles errements racistes, antisémites et ses pâmoisons grotesques devant les totalitarismes nazi et communiste.

Car la principale leçon que l’on peut tirer du livre de Frédéric Saenen, qui dans le chef de Drieu évoque – reprenant l’expression de Boltanski – une « critique artiste », c’est que le motif dominant de ce même Drieu est esthétique, et non pas moral, technique ou politique. En effet, contrairement à de nombreux intellectuels abusés par la fascisme et le communisme soviétique, ce n’est pas un éventuel bien être offert aux populations par ces régimes qui les lui fait accepter, mais la puissance déployée par ces régimes. C’est que le dévoiement par l’esthétique – en particulier du registre politique – est toujours très dangereux. Parce que le beau, le fascinant et le fameux sublime kantien relèvent a minima de la même logique, la puissance devient souvent l’unique critère de ceux qui soumettent la morale, la technique et surtout la politique à l’esthétique.  L’admiration un peu dilettante de Drieu pour Nietzsche et certains évènements d’ordre psychologique vécus dans son enfance ont accentué cette tendance; on pourrait même dire que c’est cette fascination de l’esthétique qui rend si souvent les raisonnements de Drieu fallacieux. Par exemple, voici un homme qui, à l’instar de Giono, Junger, Remarque et tant d’autre, tire de son expérience de la guerre (deux blessures et… Verdun!) un constat très lucide sur son temps, une horreur absolue de ce qu’il a vécu, une détestation de la caserne, du machinisme industriel et une méfiance indéniable pour les motifs nationalistes, mais qui va pourtant soutenir l’aventure hitlérienne puis stalinienne. Bien sûr, ce parcours est tout sauf une ligne droite et c’est très progressivement, par à coups, que la « critique artiste » – le terme « qualitative » serait plus approprié puisqu’elle touche à une certaine notion de la dignité humaine perdue dans le machinisme, le grand nombre démocratique, une certaine aliénation, et qu’on la retrouve chez de nombreux auteurs (plutôt de droite ou catholiques) depuis le romantisme  – se rétrécit dans le seul égo de Drieu, perd, lambeaux après lambeaux, mais aussi par dilution, par délavage, par paresse intellectuelle, ainsi que par manque flagrant de culture politique et économique, la finesse de ses prémisses pour devenir une construction intellectuelle grossière autour de la fascination pour l’  « énergie », la force et le volontarisme.

Drieu, à l’entrée de la guerre, est devenu une sorte de midinette revancharde, ses tendances morbides (il est obsédé par le suicide depuis son enfance), un projet politique. Et l’on sourit presque de le voir découvrir, dans son Récit secret, que Hitler est juste ce que Bernanos appelle un « raté respectueux »… Drieu est décidément un moderne, pas un réactionnaire, notamment en ce qu’il peut durant sa carrière intellectuelle défendre l’individu en abdiquant toute forme de liberté et d’autonomie.

Et pourtant, durant ce dégradant et presque inéluctable glissement dans l’obsession esthétique, il écrit des textes d’une profondeur psychologique et sociologique bien plus poussée que celle de la plupart des écrivains de son temps. Il m’a toujours semblé que Drieu était le Scott Fitzgerald français et qu’il n’avait pas plus à envier le portrait critique de son époque à Céline que Scott n’avait à envier la construction romanesque à Hemingway. Quand on écarte les très médiocres L’homme de paille, Rêveuse bourgeoisie (que Frédéric Saenen considère davantage que moi) et quelques autres, on trouve des textes magistraux comme Etat civil, réflexion biographique sur l’enfance et la formation d’une personnalité, La Comédie de Charleroi, qui met en scène son expérience de la première guerre mondiale, Le Feu Follet, sorte de chronique impitoyable d’un suicide annoncé, Gilles, qui détisse avec lucidité et sarcasmes la France du début des années 1930, ou son dernier ouvrage, le magnifique Mémoires de Dirk Raspe, inspiré par la vie de Van Gogh et dans lequel, comme emporté par les peintures de son modèle, il déploie avec succès un style plus flamboyant et plus descriptif qu’à son habitude. Ce dernier roman – inachevé – de Drieu est – me semble-t-il – comparable au dernier roman – lui aussi inachevé – de Scott Fitzgerald, même si le génie du second n’avait déjà plus à être démontré. On trouve aussi d’excellentes nouvelles, parmi lesquelles une de science fiction, dont Saenen souligne l’originalité et l’avant-gardisme dans la littérature française. Malgré leurs déplorables conclusions et, parfois, leurs propos racistes, certains de ses essais sont aussi restés incontournables, comme Mesures de la France ou Notes pour comprendre le siècle, lequel présente une analyse du corps au moyen age d’une grande justesse à l’heure où l’on continue à affubler cette époque du qualificatif « obscurantiste ». Saenen souligne d’ailleurs que Drieu a été l’un des premiers auteurs français à se référer aux briseurs de machines luddites – ce que fera peu après Bernanos dans La France contre les robots – même s’il a – hélas – moins développé cette thématique du rapport à la machine que, à la même époque, les personnalistes Jacques Ellul et Bernard Charbonneau.

Pied à pied avec la biographie de Drieu, Frédéric Saenen analyse chacune de ses œuvres et parsème son propos d’encadrés qui décryptent avec une érudition pointue des aspects plus spécifiques, comme les rapports de Drieu à Maurras, Céline ou Aragon, au racisme, au surréalisme ou encore au théâtre. Il revient sur certains aspects connus de Drieu, comme son rapport aux femmes, sans doute liée à la navrante organisation familiale qui intoxiqua son enfance, et souligne aussi certains aspects moins connus mais néanmoins significatifs de sa personnalité, comme sa passion pour le sport, dans lequel il voyait un détournement de l’activité guerrière.

Au final, si l’on est, comme c’est mon cas, un vieil admirateur de l’auteur du Feu Follet, on ressort de la lecture de l’ouvrage de Frédéric Saenen avec une opinion plus mitigée de Drieu, peut-être à cause de la perspective synoptique qui empêche l’esprit de faire le tri entre le talent de Drieu et sa lâcheté intellectuelle, sa lucidité presque prophétique et son aveuglement presque sectaire; peut-être parce que la projection monopolistique de l’égo de Drieu dans son œuvre témoigne d’un manque criant de réflexivité; peut-être aussi parce que la finesse de sa critique de l’hypocrisie et des insuffisances morales de la société de son époque devient bien peu de choses en face de son imbécilité politique et de ses projets antisémites (et pro-sionistes !).

C’est alors qu’il faut se replonger dans le dialogue principal du Feu Follet, entre Alain et Dubourg, durant lequel ce dernier passe à côté des quelques mots qui auraient pu sauver son ami du suicide et, d’abord, de son désœuvrement, pour se demander comment, parmi tous les grands esprits que fréquenta Drieu (Paulhan, De Jouvenel et tellement d’autres) il n’y en eût aucun pour les lui dire, à lui…

Frédéric Saenen, Drieu la Rochelle face à son oeuvre, Infolio, 2015, 200 pages