Alban Domergue a rencontré pour la revue Limite l’entrepreneur social Laurent de Cherisey.

« J’avais déjà eu l’occasion de travailler avec Laurent de Cherisey sur les projets d’habitats partagés de Simon de Cyrène. Faire vivre des personnes valides et des personnes cérébraux-lésées ensemble dans une atmosphère familiale, à contre-courant d’une approche médico-sociale, m’avait fortement interpellé. Je me souviens surtout de sa propension naturelle à proposer la fragilité comme un point de départ pour aller authentiquement vers l’autre. Et s’il y avait là une clé de compréhension pour mieux appréhender notre rapport au monde ? Serait-il plus facile d’atteindre le réel en partant de nos limites, de nos propres fragilités ? C’est en Montagne Bourbonnaise, seuls contreforts du département de l’Allier, à quelques 600 mètres d’altitude, que je rejoins Laurent de Cherisey pour lui poser ces questions et méditer sur nos fragilités humaines. »

En 2003, vous lancez le mouvement « Reporters d’espoirs » pour « promouvoir l’information positive et médiatiser les initiatives répondant aux enjeux du XXIème siècle ». Puis vous publiez en 2005 avec votre épouse « Passeurs d’espoirs » qui relate votre tour du monde en 2004-2005 en famille à la rencontre des entrepreneurs sociaux du XXIème siècle. D’où vous est venue cette idée ? Quels en ont été les enseignements pour votre vie d’aujourd’hui ?

C’était il y a plus de 10 ans. Quand je regarde aujourd’hui en arrière, je vois une démarche humble mais cohérente : nous voulions simplement mettre en avant une vision positive des défis du XXIème siècle à relever, plutôt que s’attarder sur les angoisses contemporaines qui mènent au désespoir et au désengagement. C’était notre réponse à l’appel du pape Jean-Paul II qui, dans son Encyclique Redemptoris Missio en 1990, demande à chacun d’être un acteur de la dignité humaine. Il s’agissait pour nous de réaliser un documentaire sur cette universalité de la promesse chrétienne, en allant voir des personnes de toutes cultures et nations qui portent en eux le refus d’une dignité bafouée.

Le projet journalistique de Passeurs d’espoirs a nécessité des financements et une organisation familiale dans une confiance collective indispensable. Par la rencontre d’entrepreneurs sociaux aux quatre coins du globe, nous étions au cœur de la plénitude de l’homme et de ses fragilités. Ce sont des passeurs d’espoirs qui s’appuient sur les fragilités pour démultiplier l’énergie créatrice que le monde requiert.

Mon chemin est celui d’un entrepreneur ; c’est celui qui a envie de faire confiance à l’homme autant dans l’entreprise, le journalisme, ou le monde associatif. Il est important de se laisser interroger par des questions de société, et de créer un projet avec des hommes et des femmes en gardant bien à l’esprit qu’ils sont une pâte humaine fragile.

Vous évoquez souvent la « tyrannie de la performance », fruit de la société de consommation, qui impose de tenir le rythme pour ne pas sortir du jeu. En quoi la fragilité permet-elle de s’affranchir de cette spirale ? 

La fragilité n’est pas quelque chose à laquelle on aspire, elle est un cheminement de nos vies. C’est important de ne pas l’idéaliser car on n’a pas spontanément envie de se construire dans nos fragilités. Il est plus facile de se consolider dans nos compétences, nos talents, nos forces. La société, surtout en Occident, nous invite à nous construire dans un modèle de performance, qui est aussi épanouissant. Un alpiniste, un musicien, une entreprise qui réussit, tout cela est épanouissant. J’ai eu un parcours d’entrepreneur avec des réussites et des échecs. Les réussites m’ont épanoui, et les échecs m’ont construit. Car finalement, l’homme fort ne dure qu’un temps. Nous sommes fragiles de notre naissance jusqu’à notre jeune vie d’adulte, puis nous sommes à nouveau fragiles en vieillissant. Et pendant cet entre-deux où nous pensons être forts, nous vivons d’immenses fragilités de toutes sortes : chômage, difficultés affectives et professionnelles, maladie, solitude et séparation…

Or, si la société est uniquement créée autour de la performance, si on résume l’homme à son efficience, on met à l’écart les plus faibles et les plus fragiles et on élimine donc tour à tour chacun de nous… Dans ce cas, la relation à l’autre devient une relation de compétition individualiste. L’autre devient un concurrent et on s’engage dans une course fratricide où les individus sont alors extrêmement angoissés. Ce qui est différent devient menace, avec le risque de se replier sur soi, de porter un masque pour cacher ses fragilités. C’est intéressant de constater que la société fait l’apologie de celui qui va traverser les océans, les montagnes, le monde en solitaire… Comme si c’était une performance de se passer de l’autre… Or, je pense que le grand défi de nos vies humaines, ce n’est pas seulement d’accepter nos fragilités, mais de combattre ses peurs. La peur de l’autre, la peur de ses fragilités, la peur de soi. Le défi consiste à ne pas se construire en surclassant l’autre car cette tyrannie de la performance est une course sans fin. Chacun doit ainsi accepter ses fragilités, qui le rendent vulnérable et disponible, pour oser se tourner vers l’autre en disant « j’ai besoin de toi », vers cette altérité qui permet de dépasser ses limites. Cette vision anthropologique de l’Homme fragile est le prérequis de l’alliance, de la fécondité, d’une société solidaire, et de la croissance durable.

Vous créez en 2009 l’association Simon de Cyrène qui « développe et anime des maisons partagées à taille humaine, en centre-ville, où vivent ensemble des personnes valides et des personnes devenues handicapées en cours de vie ». Quelle est la genèse de ce projet ? Pourquoi cette vie en communauté ?

Mon engagement auprès de Simon de Cyrène est profondément lié à mon histoire familiale, puisque j’ai été confronté au handicap de ma sœur Cécile, renversée par une voiture à 17 ans. J’ai mené une réflexion pour trouver une réponse satisfaisante à la vie de Cécile et de ses amis handicapés. Malgré le handicap, la vie continue, même de façon différente. Eux-mêmes ne voulaient pas qu’il n’y ait que des personnes en blouses blanches pour s’occuper d’eux. Comment trouver la synthèse d’un habitat partagé, afin de vivre la fraternité en prenant en compte les fragilités de chacun ?

Lorsque j’ai commencé à réfléchir au projet Simon de Cyrène avec des personnes handicapées, il n’y avait rien d’autre que notre amitié : pas de suivi médico-social, de contrat de séjour, et encore moins de prix de journée. Il a fallu tout construire, et comme le projet est basé sur la confiance et la conscience de la plénitude de l’homme avec ses fragilités, ça fait 20 ans que ça dure.

Il nous faut chercher des solutions nouvelles pour répondre à des besoins nouveaux. Comment concilier ce désir d’autonomie des personnes handicapées et leur dépendance à autrui ? Les personnes accueillies à Simon de Cyrène expérimentent quotidiennement cette  fraternité, car elles ont besoin de l’autre chaque jour, à cause d’un corps qui ne fonctionne pas correctement pour se lever, pour manger, pour avoir une vie sociale. Car être autonome, c’est finalement savoir demander l’aide dont on a besoin. C’est souvent le cri des personnes avec un handicap : « Je suis fragile, tout seul je ne peux pas y arriver, j’ai besoin de toi !». Ces personnes fragiles me donnent la confiance nécessaire pour avoir une relation authentique, je peux être qui je suis vraiment. C’est cette expérience que font les salariés, les assistants, les bénévoles qui entrent dans le projet communautaire.

Si la personne fragile est mise au centre d’un projet de société, elle devient le lieu du lien véritable à l’autre, de la création de la confiance. Paradoxalement, le système devient ainsi plus solide. De nombreuses réussites économiques sont parties de l’expression de fragilités. Par exemple, le père de la téléphonie moderne, Alexandre Bell, avait une mère et une femme sourdes. C’est en recherchant des solutions sur l’audition et la parole pour compenser ces fragilités qu’il déposa en brevet en 1876 pour ce qui allait devenir le téléphone.

Au départ je pensais installer ces maisons de vie à la campagne. C’était pour moi synonyme d’une qualité de vie, d’un grand jardin… je projetais en fait mes propres désirs sur le projet. Et une personne handicapée m’a interpellé : « Moi, j’ai toujours vécu en ville. Je ne veux pas vivre à la campagne. Alors il faut trouver des maisons en ville avec un jardin. ». Et c’est ce qu’on a fait : toutes nos maisons Simon de Cyrène sont en ville, avec un jardin. Je ne vous cache pas que ce n’est pas toujours facile de trouver des financements pour accéder à ce désir si clairement exprimé.

Un jour, alors que notre première maison était en construction, le responsable du chantier a déclaré que ce n’était pas la peine de faire une rampe d’accès pour les personnes à mobilité réduite pour desservir la porte de derrière, celle de l’entrée étant selon lui suffisante. Je n’étais ni ingénieur, ni architecte, mais je me suis mis dans une saine colère car j’ai bien perçu qu’il fallait tenir. Lorsque je lui ai proposé de faire le tour en fauteuil roulant pour expérimenter lui-même sa proposition, il s’est finalement résolu à faire cette deuxième rampe. Cette détermination a déclenché de l’intelligence collective et a permis d’amener chacun, personne valide ou invalide, ingénieur, chef de chantier, architecte, dans ses responsabilités au service d’un projet innovant. En s’appuyant sur l’incroyable ambition de ces personnes fragiles, nous avons finalement réussi à faire alliance, même si parfois il a fallu s’opposer vivement.

En 2012, vous participez à la rédaction du livre Tous intouchables, qui s’appuie sur l’incroyable succès du film français Intouchables d’Eric Toledano et Olivier Nakache (plus de 50 millions d’entrées dans le monde). Pourquoi un tel succès ? 

Philippe Pozzo di Borgo est un ami de longue date, Président d’honneur de Simon de Cyrène. Nous étions en contact depuis longtemps, et il a cédé les droits d’auteurs de son livre Le second souffle à l’association Simon de Cyrène, qu’il a soutenue dès ses débuts. Le succès du film, dont il est à l’origine et qui raconte son histoire, a surpris tout le monde, moi le premier, car il abordait la question de la dépendance, du handicap et des jeunes des banlieues sous un ressort tant comique que dramatique. Bien sûr, c’était sans compter sur la qualité de la réalisation, du jeu des acteurs et l’audace de cette relation d’amitié entre Philippe Pozzo di Borgo et de son « diable gardien », Abdel Yasmin Sellou. Ce sont deux personnes cassées par la vie.

Ce succès phénoménal dit quelque chose de nos fragilités et de l’alliance nécessaire pour dépasser ses peurs, car c’est avant tout l’histoire d’une amitié audacieuse, d’une alliance créatrice. Quand le film a dépassé les 5 millions d’entrées, les médias cherchaient à se renouveler car ils avaient déjà interviewé maintes et maintes fois l’équipe du film, réalisateurs et acteurs. Alors ils ont vu que l’association Simon de Cyrène était derrière le film et ils nous ont contactés. Nous sommes devenus, presque du jour au lendemain, la maison des intouchables ! Sans cacher pour autant les difficultés et les défis auxquels nous avons été confrontés, à l’image des deux principaux protagonistes du film dont la vie n’est pas simple ni magnifiée, notre proposition d’habitat partagé est une réponse concrète à cette joie, à ces émotions suscitées.

Et le succès de ce film en France dit quelque chose à cette société qui ne veut que de l’homme fort et puissant. Ta fragilité, c’est le lieu de ton amitié, de ta tendresse, et qui fait que ta vie sera belle.

L’écologie intégrale, en se fondant sur le sens des équilibres et le respect des limites, relie intrinsèquement la dimension environnementale à la dimension humaine. Vous qui travaillez principalement sur la dimension humaine, que comprenez-vous de ce lien entre ces deux aspects de l’écologie ?

Pour moi, l’écologie humaine ou environnementale, c’est une seule et même question. Comment habiter cette maison commune qu’est la planète terre ? Est-ce que notre humanité commune est capable d’écologie ?

Aujourd’hui nous sommes 7 milliards sur terre. Demain, sur une planète abîmée, nous serons 9 milliards et ce sera plus difficile encore de choisir l’altérité. La personne handicapée ou le migrant, nos parents âgés ou nos enfants, c’est finalement le même défi qui se pose, celui d’une alliance créatrice, car le plus fragile m’invite à la confiance plutôt qu’aux peurs et aux barricades. L’écologie part de cette capacité à étayer ce chemin de la confiance, et encore une fois la personne fragile m’invite à oser la confiance de la relation, et à se réconcilier avec moi, avec l’autre, pour habiter dans la fraternité cette maison commune dont on va prendre soin.

Comment concilier nos limites avec notre soif d’absolu ?

Si la pâte humaine est fragile, nous restons pourtant des êtres de passions. Comment conserver cet élan, cette soif d’absolu dans les épreuves ? Nos limites nous ouvrent à l’autre et à la relation d’amitié dans la confiance. Consentir à nos propres fragilités, à nos limites, c’est bien au-delà d’une simple acceptation de nos faiblesses et de notre situation. C’est se mettre en chemin vers le second souffle qu’évoque Philippe Pozzo di Borgo. Mais ce cheminement de la fragilité – qui est partie prenante de la vie de tout homme – peut être soit refusé, subi et mal vécu, soit au contraire accueilli. On peut y consentir, et ce faisant lui donner une fécondité. Le secret de la vie de l’homme est peut-être d’emprunter le chemin d’une fragilité féconde qui passe par ce consentement à l’épreuve.

Un témoin intéressant me semble être le personnage biblique de Simon de Cyrène. L’évangile de Saint Luc écrit : « Comme ils emmenaient Jésus, ils mirent la main sur un certain Simon de Cyrène qui revenait des champs, et le chargèrent de la croix pour la porter derrière Jésus ». Simon de Cyrène n’a pas, par charité, demandé à aider Jésus. À l’époque, il faut imaginer le Golgotha comme un grand terrain vague aux portes de Jérusalem. Simon, qui rentrait des champs, s’est approché un peu trop près de ce qui se passait : quelqu’un allait être crucifié. Y est-il allé par compassion ? A-t-il entendu des clameurs au loin qui l’ont fait se rapprocher, par curiosité ? Aurait-il pu prendre un autre chemin, contourner la foule ? Toujours est-il qu’il a été réquisitionné par les Romains pour porter la croix de Jésus, qui n’en pouvait plus. Sa liberté commence là, dans la manière dont il va se positionner face à la cette réquisition, qui peut être pour nous aujourd’hui la réquisition de la maladie, du chômage, de la solitude. Il peut y avoir un temps plus ou moins long où on est comme hébété, sidéré par ce que l’on a à vivre, car il y a des épreuves qui sont extraordinairement lourdes. Puis il y a un deuxième temps où l’on expérimente à nouveau sa dignité d’homme, et se dire qu’il y a un consentement à cette épreuve. Cette orientation peut être féconde.

Simon de Cyrène n’était pas libre de porter la Croix, mais il ne pouvait pas se recroqueviller sur lui-même ou fuir sa réalité : il y a donc consenti. Il s’est résigné en quelque sorte, peut-être sans un mot. Il passait par là, comme les accidentés de la vie qui n’ont pas choisi, ce jour-là, d’être renversés par une voiture, ou de faire un accident cardio-vasculaire qui laissera des séquelles cérébrales irréversibles. A défaut de choisir, nous pouvons consentir aux réquisitions et aux épreuves de notre vie.

Ce consentement, c’est faire le deuil de la vie rêvée pour choisir la vie réelle. L’alliance, c’est le chemin du Golgotha où l’on va choisir ses fragilités, y consentir pour mieux dépasser ses limites. De ce deuil vient la transformation, car ces épreuves donnent une véritable orientation pour l’espérance chrétienne. Quel est le sens de ma vie ? Pourquoi, avec la médecine d’urgence qui a fait tant de progrès, suis-je encore en vie alors que j’ai frôlé la mort ? Il y a des fragilités douloureuses qui ouvrent des perspectives inédites.

Nos limites peuvent créer des angoisses qui laissent la place à l’individualisme et au repli. Mais elles peuvent aussi définir tous les espaces qui nous ouvrent à l’autre, de l’audace de l’altérité à la promesse de l’infini.

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