Quand je pense à la société marchande

C’est une étude qui fait sourire : en Occident, les jeunes couples ont moins de rapports sexuels qu’il y a vingt ans. La raison ? Les nouvelles distractions technologiques les détournent du pieu. On se souvient que le philosophe Günther Anders, en 1956, jugeait d’un mauvais œil l’arrivée de la télévision dans les foyers. Avec sa « force centrifuge », c’est-à-dire sa manière d’aligner les personnes côte à côte, ce nouveau meuble allait supplanter la bonne vieille table familiale. Laquelle exerçait sur les membres de la famille une « force centripète » qui faisaient converger les visages. Soixante plus tard, la course folle de la technologie atteint un nouveau point de bascule. C’est l’acte sexuel lui-même qui est menacé d’obsolescence. C’est que pour « faire l’amour », il faut se retrouver physiquement, dans une chambre au moins, et faire taire la fanfare du « monde fantôme » des GAFA. D’ailleurs, ce n’est pas tant le monde extérieur qui s’immisce dans notre intimité, que notre intimité qui est déjà dans un monde parallèle. En sorte que pour se rencontrer vraiment, il faille désormais lutter contre nous-mêmes et nos nomadismes virtuels. Un journal « conservateur » se réjouissait de cette nouvelle étrange mais, conclut notre collaboratrice Eugénie Le Quéré, qui rapporte cette enquête « Il y a de quoi renverser certaines conceptions éducatives. L’ado fait le mur, vous pique un vrai billet pour acheter un vrai ticket dans un vrai train et rejoindre son amour du moment, et sans capote par-dessus le marché ? Ma foi, voilà qui témoigne d’un solide appétit de vivre dans le monde réel plutôt que sur Youtube ». Si les jeunes « baisent moins », ce n’est pas qu’ils sont pris par de sages occupations petites-bourgeoises (expo, ciné), c’est tout simplement qu’ils préfèrent la compagnie de leur smartphone.

Et c’est la mauvaise nouvelle. À l’ère de Narcisse 2.0, aimer demande un « solide appétit de vivre » que l’écoute de son for intérieur ne suffit pas à provoquer. La philosophe Éva Illouz affirme que nos sentiments eux-mêmes ont pris la forme de marchandises, créant ainsi des « emodities », contraction de « emotional commodity ». Ces « marchandises émotionnelles » seraient produites par l’industrie du tourisme, du cinéma, de la musique – avec sa stimulation émotionnelle volontaire –, de la pornographie, de la psychothérapie avec « l’idéal de la santé mentale et de l’amélioration de soi » ou encore du développement personnel et sa tyrannie du bonheur. Face à ce constat, point d’angélisme possible. Nous savons que le couple peut se construire une utopie virtuelle. La technologie lui donner l’impression de vivre une idylle, aux deux amants perdus dans l’abîme des émotions, délestés du « monde matériel que nous prenons, consommons, jetons, téléchargeons et effaçons » (Fabrice Hadjadj). Mais un amour qui n’irait pas vers les autres se dessécherait. D’ailleurs, « si tu parles trop de ton amour c’est que tu n’aimes que du bout des lèvres » nous prévient le sage Lanza del vasto.

Love of my life

Pour autant, le cynisme ne doit jamais prendre le dessus. Facile de jouer les (mauvais) Houellebecq, vingt ans plus tard, en s’en tenant à des postures critiques. Mais le trop-plein de mièvrerie marchande ne doit pas nous faire oublier que l’amour est un enjeu, une quête, un drame peut-être, et que le Marché, lui, prend l’amour très au sérieux. La preuve : alors que la société de marché considère le couple comme une marchandise, le célibat ne lui est jamais autant apparu comme une aubaine. Division de la marchandise, bien sûr, multiplication des « foyers de consommateurs » mais aussi création de frustrations solitaires. L’écrivain et journaliste Youness Bousenna rappelle dans ce dossier, par exemple, que l’application Tinder a érigé le célibat en « philosophie de vie ». Les « néocélibataires doivent souscrire à l’illusion d’abondance des gens beaux et branchés dont la vie est une fête – et les relations d’inoubliables rencontres humaines autant que de dépaysantes expériences sexuelles. » Dans la solitude des villes-mondes, l’émergence du célibat structurel se présente comme une crise sociale inédite. Car l’inverse de la vie en couple n’est pas la vie d’ermite, mais celle de l’individu libéral atomisé. si l’ermite se nourrit de contemplation et entretient une relation profonde à sa solitude, le néocélibataire, lui, la fuit. Au contraire, et même si le couple ne guérit de rien, pour sûr, il participe d’un « projet de société », durable et stable, selon la psychologue Fabienne Kraemer, que nous avons rencontrée : « On entend partout qu’il faut se réaliser seul avant d’être à deux, remarque l’auteure de Solo, no solo, qu’il faut réussir professionnellement, qu’il ne faut surtout pas faire de compromis pour autrui sous peine d’avoir raté sa vie. Cette vision n’a aucun sens profond, sinon celle qui nous encourage à devenir de bons petits soldats du grand capital. » On signe.

C’est, à ce titre, la promesse que Limite fait à ses lecteurs depuis son premier numéro : l’extension du marché dans nos vies ne doit pas seulement donner l’occasion d’une critique, elle doit aussi nous aider à prendre la tangente et débusquer des alternatives. C’est ainsi que, bien modestement et sachant qu’on ne ferait pas vaciller Tinder, nous avons lancé l’idée des « petites annonces ». Nous les avons publiées in extenso, sans retouches, sans tricher. Et les voici entre vos mains, fragiles livraisons, et le reste ne nous regarde plus. Quoiqu’un abonnement pour deux ne fasse pas nos affaires. Et puis, puisque certaines parmi vous ont tant insisté pour trouver « un mari catho », nos confrères du quotidien La Croix, partenaire de Limite ce printemps, vous rappellent dans une formule incisive:  « Aimez- vous les uns les autres, comme je vous ai aimés », ce n’est pas un résumé: c’est tout ce qu’il y a à faire. »

Avec toi tout commence

De l’écologie, il y a deux définitions possibles et complémentaires. L’une, scientifique, étudie les inter- actions du vivant, de tout le vivant. L’autre, littérale, signifie « discours sur la maison ». La première se bat pour qu’il y ait encore un monde vivant, la seconde nous dit comment l’habiter. C’est de cette dernière que l’on pourrait conclure, sans trop d’approximations, que le foyer est notre première demeure et que c’est de lui que nous pouvons entamer notre conversion écologique. L’amour fidèle qui peut s’y vivre est une poche de résistance à l’émiettement du monde. La romancière Marion Messina le dessine, avec son souffle revigorant: « La réintroduction du couple aimant et solide au sein des existences est une parade radicale aux offensives marchandes. Une journée simple et au foyer sans dépenser un seul centime donne autant de stabilité émotionnelle à l’individu que de frustration au mode de production capitaliste ». La longue, la dure, la magnifique résistance de l’amour.

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