Comment les théologiens sud-américains comprennent-ils la résurrection du christ ? Un danger, tout d’abord. Celui de renvoyer les effets de la résurrection dans un au-delà éthéré. Une victoire, ensuite. Celle de l’irruption des pauvres dans la grande Histoire, où ils sont à jamais libérés de la mort.

Selon la théologie de la libération, la résurrection du Christ génère deux dangers : l’un est source d’aliénation, l’autre de libération. Comprise comme la promesse consolante d’un salut éloigné, la résurrection constitue un opium pour les opprimés. Mais interprétée à la lumière du Règne de Dieu, la résurrection constitue au contraire une menace pour le système dominant en déclenchant l’espoir utopique d’une libération dans l’Histoire.

Examinons d’abord le dangereux pouvoir qu’a la résurrection du Christ d’étouffer le sursaut révolutionnaire. Dans Une théologie de la libération, Gustavo Gutiérrez, souvent considéré comme « le père de la théologie de la libération », souligne que Ludwig Feuerbach interprète la foi comme opposée à l’amour. La foi pointe l’humanité vers ce qui n’existe pas. L’amour, au contraire, a lieu sur le plan des relations inter humaines. L’amour est concret et réel, la foi abstraite et trompeuse.

Les théologiens de la libération ne comprennent pas la résurrection comme un phénomène isolé

La foi dans la résurrection n’amène-t-elle pas les chrétiens à espérer dans un au-delà qui n’a pas grand-chose à voir avec la réalité ? Matériellement, la résurrection du Christ ne fait pas grand-chose pour les opprimés. Dire « par sa résurrection, il a détruit la mort et renouvelé la vie » est insignifiant dès lors qu’une analyse lucide montre que le mal, le péché et la mort demeurent dans le monde après la résurrection. Considérée isolément du projet du Christ dans son ensemble, la résurrection nous donne peu de clefs pour vivre. Elle sépare le monde entre ce qui est et ce qui sera et suggère qu’un évènement extraordinaire, mythologique – la résurrection des morts – est le seul trait d’union entre les deux.  

Mais les théologiens de la libération ne comprennent pas la résurrection comme un phénomène isolé. Ils interprètent plutôt la résurrection à la lumière du Règne de Dieu, point culminant dans la hiérarchie des vérités du christianisme selon le théologien Jon Sobrino. Le Règne de Dieu est un projet de renversement du mal, du péché et de la mort. C’est l’utopie dans laquelle les pauvres font irruption dans l’Histoire, dans un processus où Dieu et l’humanité collaborent. C’est une menace sérieuse pour les riches et les puissants.

« Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous.» (Luc 6 :20)

Les premiers mots de Jésus dans le premier évangile écrit établissent clairement que le Règne de Dieu est la raison de sa venue : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » (Marc, 1 :15). Au début du Sermon sur la Montagne, il identifie les protagonistes de ce Règne: « Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous.» (Luc 6 :20). Les traducteurs utilisent alors le présent. Les pauvres sont heureux aujourd’hui. Le Royaume est à eux aujourd’hui. Pas besoin d’attendre la résurrection. Ce règne est à la portée des pauvres qui veulent saisir les rênes de l’Histoire.

Pour avoir annoncé cette révolution des pauvres, Jésus est considéré comme dangereux par les autorités locales et impériales. L’Etat l’accuse de « soulever le peuple en enseignant dans toute la Judée » (Luc 23 :15), il n’apporte que le « malheur » aux riches (Luc 6 :24). Le royaume de Jésus est une menace pour le pouvoir romain et hérodien, alors ils l’exécutent, lui le « Roi des Juifs » (Marc, 15 :26).

Dieu a fait cette promesse au serviteur souffrant : « Par suite de ses tourments, il verra la lumière » (Isaïe 53 :11). La lumière qui émerge des tourments du Christ est la résurrection. La mission de Jésus d’apporter « la bonne nouvelle aux pauvres » (Luc 4 :18) n’est pas un échec. Le Christ libéré du mal, du péché et de la mort, c’est les « prémices » (1 Corinthiens, 15 :20) de la libération de tous les pauvres.

Les récits qui suivent la résurrection du Christ confirment que cette résurrection n’était pas le point final, mais plutôt un moment central dans la construction du Règne de Dieu. La révélation chrétienne ne s’arrête pas avec les évangiles, mais continue par la mission de l’Eglise primitive. Quand Jésus monte vers le Père, les anges demandent aux disciples « Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » (Actes 1 :11). Ils doivent œuvrer sur terre inspirés par l’Esprit Saint.

De fait, ils accompliront des œuvres encore plus grandes : « En vérité, en vérité je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais, il en fera même de plus grandes, parce que je vais au Père. » (Jean 14 :12). Parce que le Christ s’est élevé de la tombe, est monté au Père, et a envoyé le Saint Esprit à la Pentecôte, les possibilités sont désormais encore plus grandes. Le Règne de Dieu vient, et la volonté de Dieu est faite sur la terre comme au ciel (Matthieu 16 :10).

Concrètement, la vie de la communauté chrétienne change après la résurrection. Dieu invite les premiers chrétiens à une vie communautaire cohérente avec le Royaume que Jésus annonçait comme une bonne nouvelle aux pauvres. Les disciples du Christ ressuscité mettent « tout en commun », « vendent leurs propriétés » et « en partageaient le prix entre tous, selon les besoins de chacun » (Actes, 2 :44-45). Ils incarnent « l’utopie d’une société communiste » comme le dit le théologien de la libération João Batista Libânio.

Cette utopie devenue concrète a un aspect tranchant. C’est une menace pour les avares. Quand Ananias et Saphira gardent pour eux-mêmes une partie de la richesse issue de leur propriété, Ananias « tombe et meurt » (Actes 5 :5). C’est comme si, par leur mort, Dieu disait qu’il n’y a pas de place pour la propriété privée dans le monde après la résurrection. Dieu ne demande plus seulement un dixième des possessions de l’humanité mais toutes ces possessions. Quand tout est mis en commun, les distinctions de classe disparaissent. « Que tout ravin soit comblé, toute montagne et toute colline abaissées ! » (Isaïe, 40 :4)

Deux mille ans plus tard, les chrétiens doivent se demander s’ils sont tombés dans le piège : transcendantaliser la résurrection. Est-ce que comme Ananias et Saphira, nous faisons comme si la libération par la résurrection du Christ n’a qu’une influence partielle sur notre comportement, ou bien est-ce que comme Gutiérrez, Libânio, et les premiers chrétiens le suggèrent, nous comprenons la résurrection comme un acte de justice qui demande à la communauté chrétienne de renverser un système dominant d’inégalité qui condamne les opprimés à la mort ?

Cet article vous est offert, il est tiré du 22ème numéro de la revue Limite. Commandez-le !

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