Il y a quelques années, William Cavanaugh publiait un livre étonnant: Être consommé. Un essai qui mêlait à l’analyse économique un double regard philosophique et théologique.

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William Cavanaugh est un penseur américain, figure émergente de la nouvelle théologie politique, qui s’est fait notamment connaître par son opposition à l’invasion de l’Irak en 2004. Dans sa préface, Denis Sureau le présente comme un héritier du « grand théologien jésuite français Henri de Lubac, pour qui l’eucharistie fait l’Eglise » et de Dorothy Day, fondatrice du Catholic Worker, « mouvement qui vient en aide aux plus pauvres et défend un pacifisme intransigeant ». Héraut de ce que Denis Sureau appelle une « théologie de la libération revisitée par le Christ-Roi », William Cavanaugh a été très marqué par ses deux années passées dans les bidonvilles de Santiago du Chili comme coopérant, où il a découvert une Église confrontée à la violence étatique. Cette expérience l’a conduit à publier Torture et eucharistie en 1998, livre qui face aux abus des puissances temporelles appelle l’Église à agir comme un contre-pouvoir, un « espace social alternatif et autonome ».

A lire, la critique de Patrice de Plunkett: Le livre de William Cavanaugh (« Être consommé ») : vers une nouvelle – et véritable – théologie de la libération

« Li Chunmei, une Chinoise de 19 ans, est morte après avoir travaillé sans interruption 16 heures par jour pendant 60 jours d’affilée, à fabriquer des peluches pour les enfants des pays dits « développés ». Nous achetons. Ils meurent. Y a-t-il une relation entre les deux ? Le « libre marché » rend-il vraiment libre ? Le rasoir à cinq lames évince le rasoir à 4, 3 ou 2 lames : quelle est la signification spirituelle de la culture de consommation ? Comment vivre dans un monde globalisé aux ressources dites rares ? Exemples concrets à l’appui, William Cavanaugh décrypte les notions clé de l’économie moderne et développe une vision de la vie quotidienne en faisant appel aux ressources chrétiennes – saint Augustin et l’eucharistie. Cet essai brillant bouleverse les catégories habituelles, libérales ou étatistes. Face aux pathologies du désir, il invite à créer des espaces économiques alternatifs où les pratiques sont pleinement libres. Commerce équitable, économie de communion, coopératives de producteurs-consommateurs, micro-crédit solidaire : une autre économie est déjà commencée. »

William Cavanaugh propose en effet une très solide critique chrétienne du consumérisme. Il montre que le consumérisme se caractérise moins par « un attachement désordonné aux choses matérielles » que par « un détachement de la production, des producteurs et des produits » : « Le consumérisme est un esprit agité ne se satisfaisant jamais d’un objet matériel particulier », formule-t-il. Il entraîne une frustration et un arrachement permanent aux choses déjà acquises au nom d’une nouveauté frénétique. Sa critique du consumérisme passe par une critique du capitalisme globalisé : « Pour le désir mondialisé, écrit-il, tout est disponible, mais rien n’a d’importance ». De notre impulsivité contemporaine à la prolifération industrielle des biens, en passant par leur interchangeabilité, leur obsolescence plus ou moins programmée, leur moindre qualité : beaucoup de facteurs expliquent que les biens de consommation courante aient moins de valeur en eux-mêmes, et que ils soient, pour ainsi dire, bons à jeter presque aussitôt qu’achetés.

Par ailleurs, William Cavanaugh met en lumière la rhétorique fataliste qui vise à justifier et pérenniser les injustices de notre système économique. Pourquoi la concurrence internationale conduit-elle au moins-disant social ? Pourquoi les entreprises paient-elles des salaires de misère à leurs employés dans les pays les plus pauvres et rognent-elles sur les acquis sociaux ailleurs ? Certes, d’abord, parce qu’elles le peuvent, dans un monde ouvert à la libre circulation des capitaux : « Les sociétés transnationales savent faire leurs courses sur la planète entière là où le contexte salarial est le plus favorable, c’est-à-dire là où les gens sont si désespérés qu’ils doivent accepter n’importe quelles conditions de travail pour pouvoir survivre », explique Cavanaugh. Mais si elles se le permettent, c’est aussi parce qu’elles le doivent, prétendent leurs dirigeants. « Ils se sentent obligés d’agir de la sorte, note Cavanaugh. En rejetant sur la nécessité la responsabilité d’une fermeture d’usine ou d’une baisse de salaire, ils reconnaissent très précisément que le soi-disant « libre » marché ne les laisse pas libres d’agir d’une manière qu’ils pourraient estimer plus juste ». Tel est le paradoxe du libre-échange qui se manifeste comme une somme de contraintes et une absence d’alternative. « Dans un monde de consommation illimitée, on suppose que le consommateur veut maximiser son pouvoir [d’achat] au détriment du travailleur, et le dirigeant ne se sent pas libre de résister à une telle logique, de crainte que sa propre entreprise ne soit la victime d’autres entreprises concurrentes… » Si c’est aussi peu cher, c’est qu’on oublie le coût social de la production, car un prix faible, c’est d’abord un salaire faible…

Mais s’il nous arrive de préférer notre confort matériel à la survie d’autrui, ce n’est pas parce que nous sommes inhumains, mais parce que nous sommes aveuglés par un dispositif qui masque ou maquille les conditions de production. Le travailleur est rendu invisible par la manipulation marketing.

 

Au contraire, une entreprise comme Mondragon, inspirée par le distributisme de Chesterton, postule qu’« un ordre social juste ne peut être atteint que par la juste répartition de la propriété et par la reconnaissance de la dignité du travail ». Pour cette société coopérative espagnole, créée en 1956 par un prêtre basque, et qui emploie près de 80 000 personnes, « c’est le travail qui embauche le capital, et non le contraire ». Cavanaugh donne plusieurs exemples éloquents comme celui-ci pour montrer qu’une entreprise peut être rentable sans être injuste.

En somme, William Cavanaugh nous invite à faire de nos lieux de vie non seulement des lieux de consommation, mais des lieux de création. Il appelle les chrétiens à ne pas se contenter d’exiger l’intervention de l’État dans le marché, mais bien plutôt à « créer des types alternatifs d’espaces économiques dans lesquels on résiste à l’abstraction de la mondialisation par des rencontres face-à-face entre producteurs et consommateurs ». Autrement dit, conclut William Cavanaugh, il ne s’agit pas pour les chrétiens de « remplacer un système universel par un autre, mais de tenter de « réaliser » le corps universel du Christ dans chaque échange particulier ».

 

 

 

 

 

[« Being Consumed: Economics and Christian Desire »], L’Homme nouveau, 2007, 163 p. (ISBN 978-2915988147)

  • Eucharistie – Mondialisation[« Theopolitical Imagination »], Ad Solem, 2008, 128 p. (ISBN 978-2940402250)
  • Le mythe de la violence religieuse : Idéologie séculière et violence moderne[« The Myth of Religious Violence: Secular Ideology and the Roots of Modern Conflict »], L’Homme nouveau,2009, 382 p. (ISBN 978-2915988291)
  • Torture et Eucharistie[« Torture and the Eucharist: Theology, Politics, and the Body of Christ »], Ad Solem, 2009, 448 p. (ISBN 978-2940402397)
  • Migrations du sacré : Théologies de l’Etat et de l’Église