La semaine passée, nous avons défini, avec le gastronome Brillat-Savarin, la convivialité comme le « goût des réunions joyeuses et des festins ». Mais le terme a pris une nouvelle ampleur au XXe siècle avec le philosophe Ivan Illich, auteur de Tools for conviviality, publié en France en 1973 sous le titre La Convivialité.

1507-0D‘origine croate, Ivan Illich est une grande figure de l’écologie politique et de la critique de la société industrielle. Dans différents petits essais publiés au cours des années 70, qui constituent la première partie de son œuvre, il développe l’idée selon laquelle, à partir d’un certain seuil de développement, des services comme l’école, l’hôpital, l’énergie ou les transports finissent par devenir contre-productifs. Une des originalités de la pensée d’Illich, c’est de contester non seulement la croissance indéfinie des marchandises, mais aussi celle des institutions : « La surproduction industrielle d’un service a des effets seconds aussi catastrophiques et destructeurs que la surproduction d’un bien », affirme-t-il dans l’introduction de La Convivialité (. A la pollution matérielle correspond une pollution spirituelle, qui se présente sous la forme d’aliénations, de dépendances de plus en plus grandes à un système opaque et déshumanisant. Pour résumer à grands traits : l‘école obligatoire fait croire aux élèves que l’absence de diplômes est une absence de compétences (cf. Deschooling society) ; la surmédicalisation et le culte de la santé nous rendent de moins en moins capables d’accepter la souffrance et la mort ; la civilisation de la vitesse contraint les gens à perdre des heures dans des trains ou des embouteillages au lieu de se déplacer par leurs propres moyens, en marchant ou en pédalant, etc. Par opposition à l’avion ou à la voiture, la bicyclette est ainsi un bon exemple d’outil convivial, dans la mesure où il améliore réellement la mobilité des individus sans nécessiter d’infrastructures lourdes, coûteuses et, in fine, contre-productives.

Car, explique Illich, « passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote » : « il nous faut reconnaître que l’esclavage humain n’a pas été aboli par la machine, mais en a reçu figure nouvelle ». Reprenant explicitement le néologisme de Brillat-Savarin, Illich applique l’adjectif « convivial » non plus à l’homme, mais à l’outil : « J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil ».

A partir de cette définition inaugurale, l’auteur s’efforce de « dessiner les contours théoriques d’une société à venir qui ne soit pas hyper-industrielle », ce qui passe d’abord par la reconnaissance de limites naturelles et culturelles à ne pas franchir. Aussi faut-il distinguer l’outil « avec lequel l’homme travaille » – un marteau, par exemple – de l’outillage « qui travaille à sa place » et le dépossède de son savoir-faire et de sa marge d’action personnelle. Il suffit de penser aux Temps modernes, le film de Chaplin sur le travail à la chaîne en usine, ou aux bullshit jobs, ces emplois bureaucratiques vides de sens, notamment dénoncés par l’anthropologue David Graeber, figure du mouvement Occupy Wall Street. L’outil convivial est donc celui qui libère la créativité individuelle, au lieu de la rendre caduque, improductive. « L’outil juste répond à trois exigences, précise Illich : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle ; il ne suscite ni esclaves ni maîtres ; il élargit le rayon d’action personnel. »

Pour Illich, la reconstruction conviviale est non seulement nécessaire, mais possible. Elle implique de renoncer au culte de la productivité, et de ses corollaires, rentabilité, compétitivité, pour choisir de vivre mieux avec moins, en concevant des « outils qui permettent d’éliminer l’esclavage de l’homme à l’égard de l’homme, sans pour autant l’asservir à la machine ». La convivialité passe donc par cette sobriété volontaire, qui est l’autre nom de la tempérance, la quatrième vertu cardinale que les Grecs opposaient à l’hybris, c’est-à-dire à la démesure, au refus des limites, dont l’outil perverti est l’arme redoutable. Parce qu’il cherche la toute-puissance, « l’homme-machine ne connaît pas la joie placée à portée de main, dans une pauvreté voulue ; il ne sait pas la sobre ivresse de la vie », résume ainsi Illich.

Dans la mesure où l’industrialisation n’a fait que croître depuis la publication de La Convivialité, les analyses de ce petit livre très accessible sont plus que jamais d’actualité. Mais loin de nous résigner devant la fuite en avant productiviste du monde, il nous faut redoubler de créativité pour faire advenir ici et maintenant une économie authentique, qui ne soit plus croissance indéfinie, mais partage équitable, et qui donnerait à chacun la fierté de pouvoir contribuer, par son travail, au bien commun. Ce modèle, c’est justement celui de la décroissance, qui n’est ni un retour en arrière, ni immobilisme, mais une « innovation conviviale », qui passe par une « autolimitation ». Si, comme le formule Illich, « les drogués de tout genre sont prêts à payer toujours plus pour jouir toujours moins », il revient aux gens sensés de refuser l’intoxication et d’aérer l’asile.