Ecrite par Eric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon, la série Baron Noir décortique les arcanes de la conquête du pouvoir et interroge la possibilité d’une politique aux mains propres. Une plongée entre rédemption et désespérance.

Outre vos lectures assidues de Simone Weil, George Orwell ou Aurélien Bellanger durant votre mise en quarantaine, Limite ose ne pas vous déconseiller de prendre un abonnement à Canal + le temps d’une formation accélérée à la politique avec Baron Noir. Cette série, dont la troisième saison est sortie en février, retrace en effet le cheminement politique chaotique et savoureux de Philippe Rickwaert, député-maire socialiste de Dunkerque. S’allient, s’affrontent et se trahissent dans cette arène fictionnelle le mitterrandien Président Francis Laugier, la macronienne conseillère à l’Elysée Amélie Dorendeu qui brigue la Présidence, le tribun tout mélenchonien Michel Vidal, le brillant Lionel Chalon du Front national, et toute une galaxie d’hommes et de femmes politiques plus vrais que nature.

Le peuple des gaulois

Ne commençons cependant pas à dresser les parallèles, multiples et féconds, entre la fiction et la réalité, puisqu’on connaît, et la majorité des articles de presse se sont concentrés sur ce sujet, les figures inspirantes de Julien Dray et de Jean-Luc Mélenchon pour Eric Benzekri, leur ancien collaborateur. Non, l’enjeu va au-delà de cette peinture, jouissive et fidèle, de ces luttes personnelles de pouvoir. Les scénaristes réussissent, grâce à l’usage des symboles et des références à la Ve, à donner une image politisée de la société française, jusqu’à faire d’une réunion des vieux sages du Conseil constitutionnel un enjeu national suivi par tous. Quand bien même, à travers certaines figures dites populistes, le peuple aurait oublié ses références historiques ou philosophiques essentielles.

Un des passages les plus forts de la saison 3 est une diatribe télévisée de Philippe Rickwaert, qu’on croirait sortie de La Cité de Dieu de Saint Augustin. Augustin d’Hippone, corrigeant la vision juridique de Cicéron, définit en effet le peuple comme « une multitude d’êtres raisonnables associés par la participation dans la concorde aux biens qu’ils aiment ». Pour connaître le peuple, s’en réclamer, il faut donc saisir l’objet de son amour. Pour le Baron noir, cet objet est bien identifié : « Au fond, qu’est-ce qui nous définit, nous les Français ? (…) Notre âme, c’est la politique. Nous sommes le peuple politique, celui qui a dit après la prise de la Bastille : ‘la politique c’est l’affaire du peuple’. Et c’est le débat d’idées qui l’organise. (…) La politique pour nous les Français, c’est une façon de transmettre, de faire société. Elle nous rattache à notre passé, à une continuité. Oui la Politique c’est l’autre Nom de la France, notre identité. »

Pour autant qu’on ne soit pas en rupture complète avec toute sensibilité de gauche, cette série renoue donc avec cette passion viscéralement française, celle de se déchirer avec panache et bravades à propos des modalités de l’organisation de la Cité. Tous sont ébahis par le spectacle intensément humain donné par Rickwaert. Même mon épouse, une ingénieure agronome qui n’est jamais tombé dans la marmite de la politique quand elle était petite, n’a pu décrocher du script. D’où mon premier constat : cette série fait aimer la politique, alors même qu’elle en montre les sombres soubassements, les coups tordus, les guerres d’égo et les désespérances les plus profondes.  

Plonger ses mains dans la merde et dans le sang

Et c’est bien là la seconde leçon de cette série : toute entreprise politique demande une solide charpente humaine et un amour du Bien commun. D’ossature, Rickwaert en manque cruellement, lui qui n’a que deux obsessions, dont l’une est légitime (l’union de la gauche) et l’autre viciée (la conquête personnelle du pouvoir). Mal lui en prend, puisque c’est bien la souffrance et la mort qu’il rencontre à force de se renier. Aussi, face à l’âpreté de la vie politique, nous faut-il relire Ignace de Loyola, dans ses Exercices Spirituels : trois tentations guettent particulièrement l’homme politique, qu’il faut savoir identifier pour les déjouer. La première, c’est l’honneur, ou le paraître, qui peut se décliner en particulier dans les passe-droits ou les jeux de séduction dans ce champ privilégié de l’eros. La seconde, c’est l’avoir, ou l’enrichissement personnel, un drame systémique qui abat très vite les grands espoirs de la gauche dans la saison 1. La troisième, la plus tenace et la plus destructrice, c’est le pouvoir, ou son amour, tentaculaire et indélébile pour quiconque s’en est approché. S’en trouver privé, et les téléspectateurs s’en apercevront vite, est alors vécu comme un renoncement à sa propre existence en tant qu’elle est imposition de sa marque sur le monde.

Ainsi, Baron Noir a le mérite de remuer sans ménagement les rouages et les machinations tragiques d’une politique à la fois union et désunion, tout en éclairant les inextricables débats qui lui sont afférents. Que défend-on, une idée ou une méthode ? Faut-il privilégier le Peuple ou la Nation ? Le populisme ou l’union des gauches ? La démocratie représentative ou le tirage au sort ? L’irréprochabilité ou la capacité à fédérer ? Les scénaristes livrent une incarnation magistrale de l’agir conséquentialiste en politique, parfois confronté au remords déontologique. Rickwaert pourrait être la version moderne d’un des personnages de Jean-Paul Sartre, Hoederer, qui dans Les Mains sales, s’emporte ainsi : « Moi, j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner innocemment ? ». Le mensonge permanent du Baron noir est une apothéose de cette réplique d’Hoederer : « Ce n’est pas en refusant de mentir que nous abolirons le mensonge : c’est en usant de tous les moyens pour supprimer les classes ».

Cette série assume la face sombre du jeu politique français tout en alarmant sur ses dérives morbides. Finalement, est-il possible d’être un homme politique ignacien ? Vous avez 45 jours.