Le mensuel La Décroissance organise le 14 novembre à Vénissieux (Rhône) un contre-sommet mondial sur le climat. Interviendront, entre autres, Thierry Jaccaud, Serge Latouche, Jean-Michel Besnier … Limite s’associe à ce conte-sommet , vraiment alternatif, décroissant, et pour la joie de vivre. Nous avons interrogé Pierre Thiesset, journaliste à La Décroissance et directeur de la maison d’édition Le pas de côté. Il nous présente ce contre-sommet dans cet entretien fleuve dont nous publiions la première partie lundi 26 octobre, et la seconde partie lundi dernier. Cette article vient clore cette longue discussion riche en enseignements. Un entretien réalisé par Mahaut Herrmann.

Votre discours peut paraître pessimiste et désespérant. Comment assumez-vous la « joie de vivre » revendiquée par La Décroissance face à de tels constats ?

Notre discours est lucide est plein d’espérance. Si je peux me permettre à mon tour, ce que nous trouvons « pessimiste et désespérant », c’est votre jugement. Ce qui est « pessimiste et désespérant », c’est de se soumettre à un système qui désespère (il suffit de regarder les niveaux de consommation d’antidépresseurs en France…), c’est de se coltiner à longueur de temps les niaiseries de Nicolas Hulot, c’est de vivre dans l’illusion que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, c’est de se plier aux injonctions à positiver en permanence, avec Carrefour et TF1, à se laisser aller dans le mouvement, sans jamais dire non, en pleine léthargie. Ce qui amène de l’espoir, c’est au contraire d’avoir la capacité de critiquer et de s’opposer à des tendances destructrices, d’avoir le courage de regarder les choses en face et la volonté d’agir en conséquence.

Quant au sous-titre de notre publication, « journal de la joie de vivre », il y a là un malentendu : ce sous-titre fait référence à une citation de Nicholas Georgescu-Roegen, illustre initiateur de la décroissance, pour qui la société ne devait pas avoir pour but l’augmentation du Produit intérieur brut, mais devait viser « le flux immatériel toujours mystérieux de la joie de vivre ». Georgescu-Roegen était lui-même inspiré par John Ruskin, pourfendeur des économistes, qui a écrit à ce sujet une sentence définitive : « Il n’y a de richesse que la vie. » La finalité de l’existence ne consiste pas à se soumettre à l’argent, à la croissance éternelle de la production, de la consommation, aux lois du commerce, au développement de la technique, de l’industrie, des mégapoles ; l’existence doit avoir d’autres finalités, comme la fraternité, l’entraide, l’épanouissement de nos facultés créatives, la recherche de la beauté, de l’harmonie, de l’équilibre, la justice, la dignité, la liberté, la générosité, la sagesse, la vertu…

La « joie de vivre », c’est un appel à renverser les minables finalités de l’économie, de la société de consommation, de la croissance, de la concurrence. Si un adepte du développement personnel croit qu’il trouvera la joie de vivre en se procurant notre journal, il sera donc déçu : nous ne livrons pas de recettes du bonheur dans nos pages. Et au-delà, la joie de vivre ne se lit pas, elle s’éprouve, dans notre quotidien, dans notre présence au monde, dans nos liens avec ceux qui nous entourent. Je ne dis là qu’une banalité, mais à une époque où la publicité raconte que le bonheur s’achète en supermarché, il est nécessaire de le rappeler : une existence ne peut pas être un long fleuve tranquille, un chemin pavé de roses où chacun évoluerait dans des bulles confortables, ne manquerait de rien et atteindrait la plénitude en se gavant de marchandises. Une vie est traversée par des moments heureux et des moments tristes, des rires et des pleurs, des naissances et des morts, des rencontres et des séparations, des amitiés et des tensions… La décroissance, dans son appellation même (que la plupart considèrent « négative »), combat l’idéologie du bien-être permanent, de l’hédonisme marchand, cette sommation à être toujours rayonnant, performant, mobilisé, à évacuer toute négativité. Si nous voulons nous tenir debout en adultes responsables, nous devons accepter la part tragique de l’existence et combattre la soumission au bonheur obligatoire, qui anesthésie les consciences et éteint l’esprit critique. La Décroissance se débat précisément contre l’« énorme positivité indiscutable » de la société du spectacle, cette « image de l’économie régnante » (expressions de Guy Debord).

Toute l’industrie du divertissement tourne aujourd’hui à plein régime pour nous faire positiver dans le marasme. Pendant que la Syrie, le Yémen, la Libye, l’Égypte s’effondrent, que les défaillances d’États se multiplient, que la désertification des terres provoque des mouvements migratoires toujours plus massifs, le « débat d’idées » se focalise sur une défaite de l’équipe de France de rugby ou la dernière phrase de Nadine Morano. Désolé pour les adeptes de la non-pensée positive, mais vous ne trouverez rien de tel dans les analyses de La Décroissance, ni de modèle clé en mains pour instaurer une société idyllique, où tout le monde serait beau tout le monde serait gentil. La joie de vivre ne consiste pas à se mettre des œillères, elle ne doit pas exclure l’observation, la critique, la capacité à prendre du recul, à lire et réfléchir : il suffit de regarder autour de soi pour constater les ravages auxquels nous a conduits ce projet dément de croissance illimitée. Il ne s’agit pas d’être pessimiste, mais de regarder la réalité en face et de faire preuve d’un minimum de lucidité. L’artificialisation de l’existence par la technologie, la marchandisation du monde, la dévastation de notre milieu, l’exclusion croissante d’une humanité qui devient superflue à l’accumulation du capital… la décomposition actuelle du capitalisme a effectivement de quoi faire désespérer Billancourt – dont les usines ont d’ailleurs été délocalisées depuis belle lurette.

logo-contre-sommet7Vous pouvez trouver mon discours pessimiste et désespérant ; il l’est toutefois largement moins que celui des états-majors. Les stratèges militaires des grandes puissances ont multiplié ces dernières années des rapports détaillant sans langue de bois les conséquences dramatiques du réchauffement climatique, de la pénurie de ressources et la violence qui s’ensuit. Eux décrivent un horizon totalement chaotique. Dans ce contexte, ne pas céder comme les survivalistes au « sauve-qui-peut », chacun chez soi derrière des barbelés et des mitraillettes, mais continuer à revendiquer la sortie du capitalisme, le démantèlement de la mégamachine, l’entraide et la sobriété, peut au contraire paraître optimiste… Une chose est sûre : ce qui ne peut que conduire au désespoir, c’est de poursuivre jusqu’au bout l’expansion du capitalisme, désormais arrivée à expiration.

Quelles conséquences en actes espérez-vous de ce contre-sommet, au  niveau personnel et au niveau collectif ?
Le rôle de notre journal est d’instiller du dissensus dans un contexte où l’écrasante majorité des médias, des hommes politiques, des publicitaires, des intellectuels martèlent la ligne de plomb « croissance, compétitivité, innovation, il n’y a pas d’alternative ». C’est déjà une prouesse pour une publication comme la nôtre de tenir depuis plus de dix ans dans les kiosques, alors que la presse dite « d’opinion » est en voie d’extinction. Nous cherchons à diffuser des idées à contre-courant, antiproductivistes, pour résister au déferlement technologique, économique, industriel. Nous cherchons à ce que ces idées, qui ne se prétendent pas nouvelles mais qui se situent dans la lignée des grands précurseurs déjà cités, laissent des traces dans nos têtes, pour que nous puissions nous en saisir, pour qu’elles soient forces d’action, pour qu’elles aient des effets politiques, pour qu’elles battent en brèche les perspectives du capitalisme vert. Le contre-sommet se situe dans la continuité de cet engagement quotidien, que nous avons l’intention de poursuivre autant que possible.