Le 14 juin 1912, Charles Péguy, rendu inquiet par la santé de son fils Pierre, quitte le village de Lozère et se lance pour la première fois sur les routes de Chartres. Accompagné de son ami Alain-Fournier, futur auteur du Grand Meaulnes, il effectue ainsi son premier pèlerinage, quatre ans après son retour à la Foi.

En juillet 2018, rendu inquiet par mes résultats de partiels et par mon avenir académique, je quitte la ville de Paris et me lance pour la première fois sur les routes de Chartres. Accompagné de mon ami catholique tradi, habitué des longues marches, j’effectue ainsi mon premier pèlerinage, sur les pas d’un des auteurs catholiques qui m’ont le plus marqué.

Ce parcours, Péguy l’effectuera trois fois, les trois années précédant sa mort sur le front de la Marne. Chaque fois, animé de diverses motivations (deuil, chagrin d’amour ou simplement soif de prière), il s’y rend avec différents compagnons de route choisis parmi ses connaissances. La première fois Alain-Fournier, qui l’abandonnera en cours de route (je rends grâce à mon camarade de ne pas avoir cédé à cette tentation). La deuxième fois, Fournier étant occupé avec sa maîtresse, c’est le fils de Péguy qui fera une partie du chemin avec lui. La troisième fois, il fera l’aller-retour en train en compagnie d’amies.

Du 14 au 17 juin 1912 donc, Péguy entreprend son premier pèlerinage à Chartres. Il y va officiellement en action de grâce pour la guérison de son fils Pierre malade de la fièvre typhoïde. En réalité, ses motivations sont bien plus diverses. Harassé par les difficultés matérielles (Les Cahiers de la Quinzaine, dont il est le fondateur et directeur, n’auront jamais le succès suffisant pour lui garantir une vie confortable) mais aussi sentimentales (l’amour qu’il porte à Blanche Raphaël et qu’il doit combattre, par fidélité pour sa femme et ses enfants) c’est en pénitent qu’il se rend à Chartres, pour confier ses douleurs à la Vierge.

Intrigué par l’auteur depuis la découverte de son œuvre, me lancer derrière lui sur la route du pèlerinage me semblait essentiel pour situer l’état d’esprit dans lequel il avait renoué année après année un peu plus profondément avec la foi de son enfance. Car cette foi qu’il redécouvre est indissociable de son œuvre, elle en est même la matrice durant les dernières années de sa vie.

Décidé donc à communier avec Péguy à travers ce chemin, et au passage à confier à la Vierge un tas de tracas estudiantins, je sollicitai un ami, routier expérimenté, pour l’inviter à vivre l’expérience avec moi. Nous nous sommes donc retrouvés quelques semaines plus tard à marcher dans la campagne beauceronne aussi équipés que possible, lui à guider mon chemin et moi à ponctuer le parcours de lectures de Péguy.

Je ne me prononcerai pas sur le rythme de marche dont mon compagnon de route était capable, mais mon rythme à moi nous empêchait de concurrencer celui du poète que nous suivions. Lui était si régulier et si rapide dans son trajet qu’il compara sa performance à un « beau raid d’infanterie ». Sans doute un clin d’œil à la première fois qu’il a découvert la cathédrale, lors d’une manœuvre militaire en 1900 alors qu’il était réserviste.

Haletant, les pieds envahis d’ampoules dans mes chaussures trop neuves, je serrai les dents tout du long en imaginant Péguy marcher à 8 km/h en sifflotant d’un pas cadencé.

Pourtant lors de son deuxième pèlerinage, voulant renouveler l’exploit du premier, Péguy prend des risques et à son retour témoigne à son ami Lotte : « J’ai manqué de mourir. Il faisait une chaleur ! J’avais abattu 40 kilomètres. Ce serait beau de mourir sur la route et d’aller au ciel tout d’un coup. »

Le même argument (« Tant pis si je dois mourir sur la route, j’irai au ciel d’une traite ») me revint en tête plusieurs fois pendant le parcours. La première fois, ce fut quand je crus tourner de l’œil de fatigue, le premier soir. Nous nous étions déjà perdus plusieurs fois – j’avais oublié les cartes – nous avions traversé ronces et orties, escaladé trois murs en portant nos gros sacs, et marché quelques dizaines de kilomètres sous un soleil qui ne pardonnait pas.

Le soir, après installation d’un feu de camp, nos prières du soir, un dîner salutaire et quelques lectures de Péguy, nous commencions à nous endormir. Nous fûmes réveillés par ce que nous croyions être des promeneurs. Le temps de chercher d’où venaient les bruits de pas, nous comprimes en entendant « gruik gruik » que les promeneurs étaient une famille de sangliers. Huit en tout, dont cinq marcassins, se dirigeaient vers nous sans se douter de notre présence. Je saisis une grosse branche de bois en pensant qu’elle me sauverait peut-être la vie. Mon camarade me fit signe de la poser. « S’ils te chargent, la seule chose à faire c’est de grimper à un arbre. » Alors que je cherchais désespérément un arbre susceptible de me sauver la vie, les sangliers commençaient à ralentir en reniflant. Sans doute en voyant les braises de notre feu ou en en sentant l’odeur, ils détalèrent et nous ne tardâmes pas à les imiter. « On décroche et on cherche un endroit moins risqué pour la nuit », m’intime mon compagnon de galère. Je range mon sac environ cinq fois plus lentement que lui et nous sortons du bois pour longer la route que nous suivions jusqu’alors. Là, nous trouvons un endroit où dormir, nous nous y installons et au moment de fermer les yeux, entendons « aooooouuuuuuh ».

Persuadé d’avoir échappé aux sangliers pour finir dévorés par des loups, comme tombé de Charybde en Scylla, je me dis que la nuit serait longue.

Péguy, de son côté, poursuivait tranquillement sa marche. Arrivé à Dourdan où son ami Fournier l’abandonne, il est décidé à faire Dourdan-Chartres en une seule étape, soit quarante kilomètres en une journée. Il avance donc de son pas militaire, jusqu’à l’épisode qu’il attendait, de la rencontre avec les flèches de la cathédrale, aperçues au loin du milieu d’une plaine beauceronne. Là, l’homme connaît un véritable émerveillement. « On voit le clocher de Chartres à dix-sept kilomètres sur la plaine. De temps en temps, il disparaît derrière une ondulation, une ligne de bois. Dès que je l’ai vu, ç’a été une extase. Toutes mes impuretés sont tombées d’un coup. J’étais un autre homme. »

Cette image lui inspirera un poème présent dans sa Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres.

Un homme de chez nous, de la glèbe féconde
A fait jaillir ici d’un seul enlèvement,
Et d’une seule source et d’un seul portement,
Vers votre assomption la flèche unique au monde.

Tour de David, voici votre tour beauceronne.
C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne.

Un homme de chez nous a fait ici jaillir,
Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la croix,
Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,
La flèche irréprochable et qui ne peut faillir.

C’est la pierre sans tache et la pierre sans faute,
La plus haute oraison qu’on ait jamais portée,
La plus droite raison qu’on ait jamais jetée,
Et vers un ciel sans bord la ligne la plus haute.

Charles Péguy – Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres

Le troisième matin, nous fîmes cette même rencontre (deux fois, car nous avons pris un clocher municipal pour ces flèches, aveuglés que nous étions par la fatigue et l’envie brûlante d’arriver à destination). Nous nous arrêtâmes et récitâmes le poème ci-dessus. Perçant l’horizon de ses 105 mètres de hauteurs, elle faisait l’effet d’un phare qui fait crier les marins perdus : « Terre ! Terre ! ». Ce soulagement intense interrompit notre chapelet, que nous reprîmes quelques minutes plus tard en attendant qu’une voiture nous prenne en stop. A force de détours – difficile de se repérer sans carte dans la Beauce – nous avions accumulé du retard si bien que mon camarade décréta que nous étions obligés de faire du stop pour arriver à temps à destination.

Exténué comme jamais, je pris cette nouvelle avec autant d’émotion qu’en apercevant les flèches de la cathédrale, et je me mis à brandir mon pouce joyeusement à chaque voiture passant. Pour ne pas perdre de temps, nous reprîmes notre chapelet. Vingt voitures étaient passées, aucune ne s’était arrêtée. Je plaisantai : « À mon avis, c’est parce qu’on n’a pas glissé la charité des beaucerons dans nos intentions de prières. On le fait, et tu vas voir que dès la fin de cette dizaine, une voiture s’arrêtera. » Amen ! Une voiture s’arrête à l’instant escompté, et en glissant un regard malicieux à mon compère, je me jette avec lui dans l’engin.

De son pas toujours tranquille, Péguy poursuivait sa marche et arrivait rapidement devant la cathédrale. Les instants qui suivirent connurent le couronnement de sa relation spirituelle avec Marie. Il vit des instants d’un intense mysticisme. Il en témoigne à son ami Pesloüan, le 21 juin 1912 : « J’ai prié une heure dans la cathédrale le samedi soir, j’ai prié une heure le dimanche matin avant la grand’messe. J’ai prié, mon vieux, comme jamais je n’ai prié. »

Dans les années qui suivirent, Péguy ne manqua jamais d’inspiration pour se rappeler à ce moment. Dans ce « jardin secret où l’âme s’ouvre toute », il y sent « l’inutilité de tout calcul humain », que « tout n’y est que bonjour et salutation », tout y « devient facile ».

Plus proche de ma très terre-à-terre douleur pédestre, j’étais assez éloigné des envolées spirituelles de Péguy. Je retrouvai vite mes ampoules et ma fatigue en descendant de la voiture pour remonter à pieds jusqu’à la cathédrale, chemin que je fis en balbutiant un chapelet assez gauchement pour que mon camarade de route me reprenne plusieurs fois. J’arrivai finalement sur la place qui fait face à la cathédrale tant attendu, où l’immense maison me surplombait en s’appropriant tout mon champ de vision.

Le chapelet terminé dès l’arrivée devant la cathédrale, j’ai lu un poème de Péguy et conclu ce périple en déposant toutes mes douleurs à Notre-Dame de Chartres, qui en a certainement fait bon usage, et la bière qui a suivi m’a pratiquement ému de soulagement.

Le premier pèlerinage de Péguy à Chartres connut un effet double. D’une part, sur le moment, il fut radicalement touché par ce qu’il vécut dans cette cathédrale, au point qu’il témoignera bientôt de ses « trésors de grâce, une surabondance de grâce inconcevable ». En outre, son fils, pour lequel il dit avoir accompli ce pèlerinage, guérit peu de temps après. Péguy décide donc de répéter le pèlerinage chaque année.

Ce parcours l’inspire aussi beaucoup et il en tire dans l’année qui suit sa Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, puis la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, enfin les quatre Prières dans la Cathédrale.

Sur un plus long terme, Péguy a remis au goût du jour le pèlerinage de Chartres. Ce fut sa femme, pourtant agnostique et d’abord hostile au catholicisme, qui se rendit à la cathédrale chaque année en veuve fidèle, à la demande de son défunt mari. Elle finit même par demander le baptême, peu après trois de leurs enfants.

Mais c’est un collaborateur de Péguy, René Salomé qui le premier se rendit à sa propre initiative chaque année à Chartres, bientôt suivi par des associations de jeunesse diverses, jusqu’à devenir le pèlerinage des jeunes que nous connaissons aujourd’hui. « Derrière Péguy, notre chef de file, nous reviendrons chaque année quand le printemps fleurira vos verrières. Plus nombreux, jusqu’à remplir votre nef, Notre-Dame ! »