Le célèbre économiste anti-euro Jacques Sapir fait paraître le 7 octobre un court essai contre la monnaie unique. Quatre ans après son livre référence, Faut-il sortir de l’euro ? (Seuil, 2012), il préconise un retour aux monnaies nationales, indispensables selon lui pour affronter le défi de la transition énergétique.

Vous écrivez que l’euro a donné un coup d’accélérateur à la financiarisation de l’économie : il « a établi la prééminence des banques et des banquiers dans la société française, a mis les logiques de la production au service de cette finance et de ces financiers ». En quoi l’euro tel qu’il a été conçu et financiarisation vont-ils nécessairement de pair ? 

C’est quelque chose que l’on comprend en regardant l’article 63 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne qui stipule que : «toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites»[1]. Non seulement l’UE interdit les restrictions entre les pays membres, ce qui pourrait – à l’extrême rigueur – se comprendre, mais elle les interdit entre les pays membres et des pays non-membres, ce qui relève clairement de l’abus de pouvoir. Les règles de l’Union Economique et Monétaire, ce que l’on appelle la « zone Euro », sont des règles qui visent à enraciner la financiarisation dans nos économies. Ces règles correspondent assez largement à ce que voulait l’Allemagne, dont on oublie un peu vite qu’elle est passée d’un modèle d’économie industrielle à un modèle d’économie financière dans les années 1990. Les grandes banques allemandes ont été très actives dans la spéculation internationale, plus que les grandes banques françaises, et aujourd’hui elles en payent le prix, comme on peut le voir avec la quasi-faillite de la Deutsch Bank.

Au-delà de cette anecdote, l’impact de la crise des subprimes, qui fut à l’origine une crise du système hypothécaire américain, sur la zone Euro est très significatif de cette financiarisation accélérée engendrée par l’Euro. Si les banques européennes ont été aussi sensibles à cette crise, c’est parce qu’elles avaient massivement acheté des titres qui se sont révélés « toxiques » quand cette crise a éclaté. Là aussi, il convient de rappeler que les banques allemandes furent particulièrement touchées[2]. L’Euro, ou plus précisément l’UEM, organise l’interconnexion totale et sans entrave entre les pays membres et la finance internationale, dont on a pu mesurer toutes les influences négatives[3].

Cela a des conséquences importantes sur le fonctionnement de nos économies, en déformant leurs structures au profit d’activités spéculatives et en en raccourcissant l’horizon. Le fait que les entreprises soient obligées de penser exclusivement dans le court terme, alors que leurs activités nécessitent de penser dans le moyen et le long terme est un facteur extrêmement important de dysfonctionnement du système économique.

9782204112680

Ed. Cerf, Coll. Le Poing sur la Table, octobre 2015, 5€, 80 p.

On parle beaucoup des effets néfastes de l’euro sur l’industrie des pays du Sud mais quels sont ceux sur l’agriculture ?

L’Euro impose à toutes les agricultures d’être compétitives avec des agricultures des pays de l’Europe du Nord, qui emploient des travailleurs sous-payés (le cas des travailleurs polonais employés à 700 euros par mois) et qui ont des pratiques qui sont très peu écologiques (les fermes laitières géantes en Allemagne par exemple). Si nous avions des taux de change flexibles, entre la hausse de la monnaie allemande et la dépréciation de la monnaie française, nous aurions un écart de 25%. Cela signifierait un accroissement du prix du lait (exprimé en « nouveaux » francs), par exemple, de 25% pour les producteurs français. On voit immédiatement les conséquences sur la solvabilité des exploitations.

La sortie de l’euro que vous prônez se double d’une reprise en main de la Banque de France. Est-ce que cette reprise en main peut donner de grandes marges de manœuvre en termes d’investissement, notamment en ce qui concerne la transition énergétique ?

Il est clair qu’une Banque de France dans la main du gouvernement permettrait de faire des conditions de crédits très favorables aux secteurs que l’on considérerait alors comme prioritaires. Rappelons que ce système fut celui employé dans la période des « Trente Glorieuses » avec un succès certain[4]. Si l’on se décide sérieusement à entrer dans la transition énergétique, il faudra alors nécessairement recourir aux méthodes de ces années-là, soit un système de financement en partie dans les mains de l’Etat, mais aussi une forme de planification, ce que défend actuellement Jean-Luc Mélenchon. La transition énergétique est complètement contradictoire avec les règles et les pratiques de l’UEM.

Le retour au franc signifie le retour au cadre de la nation. Or beaucoup d’écologistes prétendent que les défis qui se posent aujourd’hui sont si globaux que la nation est obsolète. La coopération vaut-elle vraiment mieux que la supranationalité et sera-t-elle encore possible une fois sorti de l’euro?

Il y a ici une erreur fondamentale qui est commise par les tenants de l’écologie politique (EELV pour les citer). Cette erreur consiste à passer du constat de l’existence de problèmes « globaux » (mais qui peuvent aussi concerner plusieurs pays d’une même zone géographique), à la position normative qui affirme l’impuissance des Etats et la nécessité de pouvoirs supranationaux. Or, d’une part on constate que les Etats actuels ont, dans le périmètre de leurs capacités d’actions, des moyens non négligeables de réaction. Le meilleur exemple est la résilience de Cuba aux ouragans par rapport aux autres pays de la région, y compris les Etats-Unis[5]. Le gouvernement cubain a développé une politique de préservation de sa population en face des catastrophes climatiques, qui a été citée en exemple par l’ONU[6]. D’autre part, la coopération nécessaire pour affronter des risques « globaux » est bien souvent meilleure quand il s’agit d’une coopération inter-étatique que dans le cadre d’institutions supranationales, en partie à cause du manque de légitimité de ces institutions, qui réduit fortement l’efficacité des mesures qu’elles prennent et en partie parce que ces institutions ont très rapidement tendance à se constituer en bureaucraties (dans le sens péjoratif du terme) opérant en roue libre pour le plus grand bien des bureaucrates eux-mêmes. On en a eu quelques exemples avec la Commission européenne dernièrement…

En fait, pour lutter contre un problème « global » comme la spéculation financière, on préconise désormais des contrôles pris au niveau de chaque pays et coordonnés par la suite dans des accords entre ces pays[7].

Comment expliquez-vous que les partis politiques qui prétendent défendre l’écologie en France et en Europe, à commencer par EELV que vous avez cité, ne défendent pas la sortie de l’euro ?

J’y vois essentiellement un effet de l’erreur que j’ai dénoncée plus haut, mais aussi l’effet d’une idéologie qui fait du « gouvernement mondial » l’ultime utopie qu’il faut atteindre par tous les moyens, et sans doute d’une certaine corruption par les institutions européennes. Il est bon d’avoir des utopies ; il est très malsain de vouloir les réaliser à tout prix, comme l’a montré l’exemple de l’URSS dans les années 1930. Ces utopies ne sont que des raccourcis politiques, mais on sait que ces raccourcis débouchent sur des précipices. Il faut adopter le point de vue pragmatique, d’une construction pas à pas, certes un but moins exaltant que celui de la réalisation de l’utopie, mais en définitive bien plus efficace.

[1] http://ec.europa.eu/finance/capital/third-countries/treaty_provisions/index_fr.htm
[2] Voir Sapir J., « From Financial Crisis to Turning Point. How the US ‘Subprime Crisis’ turned into a worldwide One and Will Change the World Economy » in Internationale Politik und Gesellschaft, n°1/2009, pp. 27-44.
[3] Ocampo J.A., Palma J. G.  « Dealing with Volatile External Finances at Source: The Role of Preventive Capital Account Regulations » in J. E. Stiglitz et J. A. Ocampo (sous la direction de), Capital Market Liberalization and Development, Oxford, Oxford University Press, 2007.
[4] Voir Bloch-Lainé F. et J. Bouvier, (1986), La France restaurée 1944-1954, Paris, Fayard ; Quennouëlle-Corre, L., (2000), Chapitre II. Le tournant stratégique des années 1947-1952 In Quennouëlle-Corre, L., (2000),  La direction du Trésor 1947-1967 : L’État-banquier et la croissance, Vincennes, Institut de la gestion publique et du développement économique, Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/igpde/1948 .
[5] Voir l’analyse du système cubain d’alerte et de protection dans : UN/ISDR « Platform for the Promotion of Early Warning », Newsletter issue 2004/2, Décembre 2004. Consultable sur http://www.unisdr-earlywarning.org ; Voir aussi OXFAM “Weathering the storm, lessons in risk reduction from Cuba”. À consulter sur : http://www.oxfamamerica.org/publications/art7111.html
[6] UN/ISDR, Cuba: A Model in Hurricane Risk management, UN/ISDR Press release 2005/05, septembre 2004, New York. Consultable sur: www.unisdr.org
[7] Blanchard O., Currency Wars, Coordination, and Capital Controls, Washington D.C., The Peterson Institute for International Economics, Juillet 2016.