Comme revue écolo et décroissante, Limite s’inscrit dans une longue tradition dont de jeunes gens ont posé les premiers jalons à la fin des années 1960 dans des publications aux noms évocateurs : Hara Kiri, Gardarem Lo Larzac ou La Gueule ouverte.

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« Démystifier la science »

Mensuel puis hebdomadaire écologique, La Gueule ouverte voit le jour en 1972 fondé par le journaliste et dessinateur Pierre Fournier, épaulé par plusieurs de ses camarades de Charlie Hebdo : Isabelle Monin, Cabu, Wolinski, François Cavanna, Henri Montant… C’est une des premières publications à médiatiser la question écologique, avec un sous-titre plein d’euphémisme : « le journal qui annonce la fin du monde ». Le premier numéro évoque l’industrie pétrochimique, les paysans du Larzac et la pollution des océans. La Gueule ouverte mène un travail inlassable de vulgarisation scientifique et technique sur le nucléaire, les pollutions, la biodiversité. Il s’agit de « démystifier la science » et briser le monopole des sachants pour fournir des armes à la critique. L’aridité naturelle de ces sujets est atténuée à grand renfort de caricatures et de calembours. La Gueule ouverte se veut également pratique et didactique en initiant ses lecteurs aux rudiments de l’énergie solaire et de la géothermie.

Illich et Charbonneau

Bernard Charbonneau y tient une « Chronique du terrain vague », documentant les ravages du « totalitarisme industriel ». Le numéro 9 est en partie consacré à Ivan Illich. Interviewé, le penseur de la technique revient sur l’école qui rend bête et la médecine qui nuit à la santé. Un chapitre de son ouvrage à paraitre, La convivialité, est également publié : « passer de la productivité à la convivialité, c’est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée ». En somme se réapproprier la technique devenue autonome.

Vivant et fabriquant le journal dans la campagne savoyarde, Pierre Fournier rassemble à Annecy les fidèles de La Gueule ouverte pour les interroger sur leur identité collective. Le numéro 5 rend compte des débats qui mêlent lecteurs et contributeurs autour d’une même question : « Que doit être un journal écologique ? ». Parmi les divergences nombreuses, un consensus émerge : les mœurs sont inséparables de la théorie. Pour que le message passe, il faut le vivre concrètement, installer le changement dans nos vies quotidiennes, assumer notre radicalité. Dans l’édito du numéro 4, Pierre Fournier appelait déjà à « changer notre mode de vie en même temps que de prôner le changement ». Ainsi, il exprime sa « lassitude du militantisme et des luttes qui sont extérieures à soi ».

Quand on réfléchit au quotidien aux contours d’une écologie intégrale pour nous et pour le monde, la définition que donne Pierre Fournier de l’écologie est lumineuse. Être écologique, c’est selon lui faire preuve d’une subversion globale et radicale à l’égard « d’une société mutilante et suicidaire, par la mise en évidence et la prise en compte de TOUT le phénomène vital, en commençant par les racines ».

Refusant toute segmentation de la lutte écologique, La Gueule ouverte se veut ouverte et tolérante à l’égard des divers courants de l’écologie. Pierre Fournier s’amuse ainsi d’être taxé tour à tour de réactionnaire et de marxiste selon qu’il donne la parole à un critique de la modernité ou à un militant altermondialiste.   

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L’autre mai 68

Dans une France post-68 en pleine ébullition, ces jeunes gens posent les jalons d’une écologie politique : la croissance infinie dans un monde fini est une aberration, la technique est contre-productive, l’effondrement est au bout du chemin. On les traitait alors de prophètes de malheur, de Cassandre. Le présent salue chaque jour davantage leur terrible clairvoyance.

Ils ont décelé dans Mai 68 la tentation de l’hyper-individualisme et de la frénésie de la consommation. Au « jouissez sans entrave » ils répondaient sobriété et communauté : « Nous ne pouvons pas lutter contre ce système en restant actionnaires de ce système. La communauté, c’est pas l’avènement automatique d’un monde plus juste et plus fraternel. C’est briser le carcan. » rappelait Pierre Fournier.

Dans un cinglant billet, Fabrice Nicolino oppose deux voies de l’écologie aux trajectoires opposées. La première, conformiste, celle des Verts et de Greenpeace, n’a jamais remis en cause le progrès et a conduit gaiement « la caravane publicitaire de la marchandise ». Une deuxième, oubliée, s’est incarnée dans cette « poignée de valeureux et d’inconscients » dont Pierre Fournier faisait partie. Ils furent les premiers hérauts d’une écologie radicale et anti-industrielle, en lutte contre la société de consommation et le productivisme. La Gueule ouverte en fut la vitrine pendant 9 ans.

Pierre Fournier et La Gueule ouverte

Mort jeune, en 1973, Pierre Fournier verra sa revue perdurer et son travail influencer des générations de militants. De sa plume écorchée, il écrit ceci dans l’édito du premier numéro : « Pendant qu’on nous amuse avec des guerres et des révolutions qui s’engendrent les unes les autres en répétant toujours la même chose, l’homme est en train, à force d’exploitation technologique incontrôlée, de rendre la terre inhabitable, non seulement pour lui mais pour toutes les formes de vies supérieures qui s’étaient jusqu’alors accommodées de sa présence. Le paradis concentrationnaire qui s’esquisse et que nous promettent ces cons de technocrates ne verra jamais le jour parce que leur ignorance et leur mépris des contingences biologiques le tueront dans l’œuf. La seule vraie question qui se pose n’est pas de savoir s’il sera supportable une fois né mais si, oui ou non, son avortement provoquera notre mort. »

L’ensemble des numéros de La Gueule ouverte sont disponibles ici.

Dans un hors-série publié il y a deux ans, Limite est parti sur les traces de Mai 68 et de son legs en matière d’écologie politique. Voici l’édito de Paul, passionnant.