Alors que les Brésiliens élisent en ce moment leur prochain président, nous avons rencontré à São Paulo le religieux dominicain Frei Betto, théologien de la libération et longtemps compagnon de route de l’ancien président Lula. Homme libre, son parcours hors du commun lui a conféré une vision critique du pouvoir et une conception propre du christianisme et du socialisme.

Propos recueillis par Timothée de Rauglaudre

Frei Betto est de ces grands personnages complexes et édifiants qu’on ne saurait résumer par un seul qualificatif. Dominicain, poète, journaliste, militant, théologien, résistant, écrivain, mystique… Il est un peu tout ça à la fois. Nous l’avons rencontré au mois de mars, dans la fraîcheur d’un café de São Paulo où régnaient un décorum cubain et une forte odeur de cigare. Un symbole pour celui qui œuvre depuis longtemps à Cuba pour la paix entre le régime castriste et l’Église catholique. Avant de voyager dans les pays socialistes, Frei Betto a résisté contre la dictature militaire au Brésil, connu la prison et vu naître le Parti des travailleurs qui a conduit au pouvoir le président Lula. À partir de ces expériences, il s’est forgé une vision d’un christianisme émancipateur et d’un socialisme qui s’enracinent davantage dans l’exemple des premiers chrétiens, dans la mystique de sainte Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix, mais aussi dans l’anarchisme de Pierre-Joseph Proudhon, du prédicateur millénariste brésilien Antônio Conselheiro, défenseur des paysans au XIXe siècle, ou encore du soulèvement zapatiste au Mexique. Loin des eaux glacées du marxisme orthodoxe. Rencontre exceptionnelle.

Comment définiriez-vous la théologie de la libération ?

Je dirais que c’est l’un des meilleurs fruits que les pauvres d’Amérique latine ont produit à partir de leur foi libératrice. La théologie de la libération est l’acte deux. Le premier acte, ce sont les communautés ecclésiales de base, la pastorale ouvrière, la pastorale des gens de la rue, la pastorale des enfants de la rue, la pastorale carcérale… Bref, les pastorales populaires. En effet, ces personnes ont commencé à faire une lecture de la Bible à partir de la réalité qu’ils subissaient, à avoir une autre vision du christianisme, radicalement différente de la tradition de l’Église. Je dirais que c’est une vision beaucoup plus proche de l’Évangile. C’est alors que les théologiens de la libération qui étaient engagés dans le monde des pauvres ont commencé à accueillir cette matière et à la systématiser. La théologie de la libération n’a donc pas été formulée dans le monde académique, universitaire, dans les séminaires. Elle s’est faite à partir de la praxis des chrétiens populaires en recherche de leur libération. Pas seulement la libération dans le sens large du terme politique mais la libération d’une vie meilleure, d’un salaire meilleur, d’un logement, d’un emploi, de moins de maladies. La théologie de la libération utilise beaucoup la méthode créée par l’Action catholique, principalement française, qui a eu beaucoup d’influence au Brésil, notamment entre le début des années 1940 et le début des années 1960 : voir, juger, agir. Cette méthode a été introduite dans les communautés ecclésiales de base et cela a généré cette réflexion, cette nouvelle optique du christianisme.

Vous vous êtes engagé très jeune dans l’Action catholique. Est-ce par ce biais que vous avez rencontré la théologie de la libération ?

Je suis entré dans l’Action catholique à l’âge de treize ans, à la Jeunesse étudiante catholique (JEC). La théologie de la libération n’existait pas encore. À l’époque, les Dominicains brésiliens étaient formés en France et les dominicains français s’étaient alliés aux communistes durant la résistance au nazisme. Quand j’ai intégré la JEC, j’ai découvert une vision théologique selon laquelle le plus grand péché n’était pas la masturbation mais l’injustice, l’oppression, l’exploitation, la violence. Voilà ce qu’est le grand péché. Dans ma ville de Belo Horizonte, il y avait un mouvement étudiant organisé. L’institution qui représentait les étudiants de niveau moyen était de droite. Alors, à la JEC, nous avons fait alliance avec la Jeunesse communiste pour conquérir le secteur. Et nous avons réussi. J’ai connu le marxisme dès mes 15 ans, sans aucun problème vis-à-vis de ma foi. Cela veut dire que je me considère idéologiquement comme marxiste, encore aujourd’hui. Je pense qu’en dehors du marxisme on ne peut pas comprendre la société capitaliste, ni ouvrir l’horizon pour un meilleur futur.

Mais dans votre livre La mouche bleue[1], vous écrivez que vous vous sentez plus proche du christianisme primitif et de Proudhon que de la théorie de la valeur de Marx. Votre marxisme n’est pas un marxisme orthodoxe ?

Non. Mon marxisme est plus humaniste. C’est un marxisme passé au tamis de l’optique latino-américaine, celle de José Carlos Mariátegui et Paulo Freire. Je n’ai rien à voir avec le marxisme classique, bien que je considère l’œuvre de Marx comme inestimable. Je ne comprends pas Le Capital mais j’aime beaucoup le Manifeste du Parti communiste, L’idéologie allemande, Contribution à la critique de l’économie politique… Je n’ai pas un cerveau économique. Je ne comprends pas beaucoup le monde de l’économie. Mais je pense que le marxisme comme méthode d’analyse est fondamental, pour que nous ne restions pas prisonniers de la logique capitaliste. Cela veut dire que le capitalisme, de mon point de vue, ne peut pas être réformé, que son essence est l’appropriation privée de la richesse. Vouloir réformer le capitalisme, c’est vouloir arracher les dents du tigre en pensant lui arracher sa violence.

Vous avez été emprisonné durant la dictature. Quel a été le rôle des chrétiens au Brésil durant cette période ?

Quand il y a eu le coup d’État en 1964, j’étais l’un des dirigeants nationaux de la JEC et de l’Action catholique. Toute la direction de l’Action catholique a été emprisonnée. Par la suite, je me suis tourné vers la gauche armée de Marighella. À l’époque, j’avais une vision avant-gardiste, je n’avais pas encore découvert l’importance du protagonisme du peuple. Je pensais que nous, intellectuels, allions conduire le peuple à sa libération. J’avais une vision léniniste. Durant mes quatre années de prison, mon esprit a changé. Parce que j’ai perçu que la grande erreur de la gauche était d’avoir le courage, les armes, l’argent, les idées, la théorie mais pas le peuple. Et le peuple est essentiel. C’est même le plus important. Quand je suis sorti de prison, je suis allé vivre cinq ans dans une favela. Dans cette favela, j’ai commencé à travailler avec les communautés de base à Vitória, puis ailleurs au Brésil. Dès lors, toute ma vie a été consacrée à la pastorale populaire et au conseil aux mouvements populaires.

Dans un livre d’entretien avec une journaliste cubaine, vous dites : “J’ai toujours observé que, pour beaucoup de chrétiens, le christianisme était de fait une idéologie, tout comme pour beaucoup de marxistes, le marxisme était une religion bien plus qu’un instrument d’analyse de la réalité.[2] Pourriez-vous nous expliquer ce problème de confusion entre religion et idéologie ?

De nombreux marxistes embrassent le marxisme comme une religion, sans même connaître les œuvres de Marx. Ainsi, comme le marxisme historique…

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[1] Frei Betto, A mosca azul. Reflexão sobre o poder, Rocco, 2006

[2] Alicia Elizundia Ramírez, Sueño y razón en Frei Betto. Entrevista al fraile dominico, escritor y teólogo brasileño, Pablo de la Torriente, 2018