Depuis la première révolution industrielle, les Hommes au travail sont soumis au rythme des machines. À partir des années 1990, des algorithmes ont été créés, afin de nous dicter nos gestes, au mépris de notre épanouissement et du déploiement de notre créativité. Le philosophe Éric Sadin veut mettre fin à cette aliénation au travail.
Il propose une autre société, qui placerait l’artisanat en son centre, pour qu’enfin le travail soit source de joie.

Propos recueillis par Antonin Gouze

Illustrations de Charlotte Guitard

Limite : Vous rappelez dans votre livre la manière dont le travail humain a progressivement été calqué sur le rythme des machines, voire subordonné à ces dernières. Quelle différence faites-vous entre la période industrielle et la période actuelle, avec la numérisation de la société ?

Eric Sadin : Ce qui a été nommé « révolution industrielle » est l’idée de distribuer les dispositifs techniques, les gestes et la production en vue de leur plus grande optimisation. Au 19e siècle, ces pratiques se sont développées et ont été génératrices de nombreuses catastrophes de santé et psychologiques, mais aussi de phénomènes de déprise de soi et de précarité, comme l’a notamment décrit Charles Dickens dans ses récits. Cela a ensuite été théorisé à la fin du 19e siècle : on a voulu donner la plus grande rationalisation à l’organisation du travail. 

Ce furent le « Taylorisme » puis le « Fordisme », qui prônaient une mécanisation des gestes et un ajustement temporel des gestes humains à la machine. C’est ce qui est montré dans Les Temps modernes (1936) de Charlie Chaplin, et c’est aussi ce qu’avait observé Simone Weil en usine. Cette mécanisation des conduites dans la production industrielle a entrainé des cadences intenables, inhumaines, un épuisement à la tâche, et une détresse liée à l’empêchement de faire valoir sa subjectivité, de se sentir épanoui au travail. Soit, une impersonnalisation toujours plus généralisée de l’activité. 

Puis, cette mécanisation du travail s’est propagée au secteur des services, comme illustré dans le film Playtime (1967) de Jacques Tati, où l’on voit Monsieur Hulot observer un immense plateau constitué d’une myriade de cabines individuelles, traduisant la division des tâches comme pratique devenue alors dominante dans l’ensemble du monde du travail. Le secteur tertiaire ayant intégré et généralisé en son sein ces procédés de mécanisation. 

Limite : En quoi le management moderne fait-il affront à notre condition humaine en nous considérant comme des machines ?

Eric Sadin : Il y a en effet un troisième moment dans l’évolution continue du monde du travail : l’essor du management. L’objectif consistait à agir sur les conduites dans tous les champs du travail, en responsabilisant les agents, de façon à encourager leur plus grande mobilisation. Des programmes ont ainsi été conçus par le biais d’instances tierces : des cabinets de conseil ou des ingénieurs en management. Il fallait que ces programmes soient pris en charge de manière délibérée par les employés en requérant leur entière implication. Le discours idéologique pervers laissant croire que c’étaient les « talents » qui s’exprimaient, et non pas l’exécution de programmes préalablement définis. Ces programmes ne se souciaient guère de l’épuisement et de la pénibilité à la tâche, ne visant que l’optimisation des pratiques et des profits. On a ainsi étendu ces logiques à toute l’industrie des services, mais aussi, plus tard, à l’administration publique…

Aujourd’hui, on se rend compte des ravages physiques et psychologiques de ce management. Depuis la fin des années 2010, la parole se libère, notamment après l’affaire des suicides chez France Télécom. Ces techniques de management toujours plus sophistiquées ont représenté le cœur des souffrances au travail. Elles nous ont privés de notre capacité à nous épanouir et ont bafoué notre « besoin viscéral de reconnaissance » dont parle Hegel. Car ce qui caractérise la nature humaine est de chercher à exprimer nos capacités singulières, et que ces dernières soient reconnues. Nous éprouvons alors un sentiment de dignité et d’estime de soi.

Lorsque tous les champs de l’activité humaine ont été soumis à l’impératif d’optimisation et de mécanisation, le travail n’aura plus répondu qu’à une stricte fonction utilitariste, s’inscrivant de surcroît dans un processus croissant de rationalisation qui a privé l’activité de tout sens, mais aussi de toute saveur. Le monde du travail ne finissant que par répondre à des impératifs qui nous dépassent, et ne faisant qu’assurer des logiques de survie, privant alors l’activité humaine de tout sens possible. […]

Le maintien de liens harmonieux au travail et la prise en compte de la petite échelle répond à une exigence morale. Car vouloir renouer avec l’artisanat, c’est aussi vouloir faire prévaloir de hauts impératifs moraux.

Eric Sadin

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