En 1850, Flaubert commençait un savoureux Dictionnaire des idées reçues qui moquait la morale bourgeoise. Au siècle suivant, Léon Bloy puis Jacques Ellul firent l’« exégèse des lieux communs » pour en révéler la vacuité: chaque époque produit ses banalités et, en miroir, les discours qui les fustigent. Le danger est de se prendre à son propre piège: rien de plus convenu aujourd’hui que la prétention d’être unique. Qui « trouble le genre » gagne de l’audience, qui sort du lot devient modèle. Il est de bon ton d’être disruptif: un « révolutionnaire » présiderait même la République. Le comble, pour les anti-conformistes autoproclamés, c’est de l’être à leur tour.

Faut-il dès lors continuer la traque des lieux communs, nouveaux ou renaissants? On est bien sûr tentés de continuer cette œuvre corrosive en épinglant les perles contemporaines de l’éternelle bêtise. Mais les réseaux virtuels, ces bulles privées qui s’éclatent sur tous les écrans, s’en chargent assez. A l’heure où cette sociabilité de l’auto-confinement règne, où la société se fragmente, où le vivant s’achète et se brevète, nous pensons au contraire qu’il est temps de réhabiliter les lieux communs.

De quoi parlons-nous ? Comme l’explique Yves-Marie Abraham, un commun est une ressource dont un groupe assure l’usage pérenne et collectif à travers des règles précises. c’étaient hier les communaux (des terres dont un seigneur concédait l’usage aux paysans pour le pâturage, le ramassage du bois, etc.), ce peut être aujourd’hui un logiciel libre ou un potager associatif. Les lieux communs ont ceci de puissant que n’appartenant à personne, ils sont à la disposition de tous.

Commun, et miraculeux, ce petit bout d’univers qu’on appelle la terre, cette maison que nous avons reçue de nos aïeux et léguerons à nos enfants, voisinant avec d’innombrables et admirables autres créatures. Certains rêvent de « terraformer » Mars, nous préférons nous contenter de la cultiver. « Nous n’avons pas de plan(ète) B»: nous sommes des Terriens et entendons le rester en la partageant du mieux que nous pourrons, car « la terre est un héritage commun, dont les fruits doivent bénéficier à tous », dit le paragraphe 93 d’une certaine encyclique dont nous nous apprêtons à fêter les cinq ans.

Communs, et admirables, ces lieux où s’expérimentent non seulement la mutualisation et la sobriété, mais, bien plus radical, la désappropriation: des ZAD aux monastères, en passant par l’arche du Gwenves, près de Quimper, où quelques familles et des célibataires partagent tous leurs biens, selon l’idéal originel des communautés de Lanza del Vasto.

Commune, et vitale, la vie de famille où les générations se transmettent, gratuitement, ce qu’elles ont de plus précieux: des gènes, bien sûr, mais surtout des gestes et des mots, ces liens matériels et immatériels qui forment la trame de nos existences.

Commun, et bienfaisant, « le voisinage fraternel » permis par certains lieux de travail (coopératives) et de convivialité, à l’instar du Dorothy, ce café-atelier niché dans la pente de Ménilmontant qui, comme un adage populaire, est « ouvert à tous, à l’usage de tous ».

Voilà donc l’ambition de ce dossier: rendre aux lieux communs leurs lettres de noblesse. retrouver ces endroits dont on a oublié à qui ils appartenaient ou au contraire que l’on chérit et protège parce qu’ils sont nôtres. ces par- celles forestières dont nous parle Eugénie Le Quéré, ces confettis improductifs qui donnent des migraines à tous les thuriféraires d’une forêt qui débite en cadence.

La « tragédie des communs », telle que l’a théorisée le biologiste Garrett Hardin en 1968, naît sans doute aussi de notre indifférence: nous surexploitons ce dont nous méprisons la valeur, le sens, la réalité même. Quand un banc de maquereaux ne nous apparaît plus d’abord comme une merveille, mais comme un stock, un gisement, une ressource, à valoriser sur le marché, la surpêche guette.

La logique des communs récuse autant la privatisation effrénée que la collectivisation forcée. Ce qui prime, c’est l’attention accordée aux biens. « L’âme est isolée, perdue, si elle n’est pas dans un entourage d’objets qui soient pour elle comme un prolongement des membres du corps, écrit Simone Weil. Tout homme est invinciblement porté à s’approprier par la pensée tout ce dont il a fait longtemps et continuellement usage pour le travail, le plaisir ou les nécessités de la vie ». La propriété protège comme elle responsabilise. On habite la terre plus qu’on ne la possède. Elle nous façonne comme on la transforme. Elle nous accueille et on se l’approprie comme on s’y adapte.

Quand elle n’est qu’un titre, un droit abstrait, la propriété aliène. « L’usage seulement fait la possession »: qu’importe à l’avare d’avoir perdu son trésor s’il n’y touchait jamais? Du riche qui accumule ce dont il n’a que faire au pauvre qui ne possède même pas son outil de travail, la répartition inégale des biens cristallise la plu- part des conflits sociaux. Le respect de la « destination universelle des biens » n’implique peut-être pas l’abolition de la propriété privée (elle favorise l’indépendance des personnes), mais sa déconcentration. elle n’est en effet qu’un moyen au service du partage équitable des richesses de la création. D’où la pensée distributiste, théorisée par Chesterton et présentée ici par Camille Dalmas, qui associe liberté et petite propriété: « trois acres et une vache » et vous voici le roi de votre mini-domaine!

Au fond, riches ou pauvres, « nous sommes tous des glaneurs ». Comme ces gens, si bien filmés par la regrettée Agnès Varda, qui ramassent ce qui reste après les récoltes, nous devons apprendre que la terre et ses fruits sont à chacun et que c’est elle, notre maison commune, qui, en définitive, nous abrite et nous nourrit. « Quand la machine patine, c’est bon pour le glaneur », dit l’adage: puissions-nous défendre contre les bulldozers de la privatisation du monde ces lieux communs qui en sont les plus belles fleurs!

Le dossier dont vous venez de lire l’édito est à lire dans le dernier numéro de la revue Limite. Vous pouvez le trouver à la commande en ligne et en librairie à leur réouverture !

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