Comme chaque semaine, nous retrouvons les Dernières Nouvelles de l’Homme, tribune de Fabrice Hadjadj publiée le dimanche précédent dans l’Avvenire.

Je ne parlerai pas du Pain du Ciel, mais du pain ordinaire, pas consacré, sur lequel on peut prononcer un bénédicité sans trop de réticence. Parce que, parfois, au moment de prononcer la bénédiction du repas, je suis pris d’une hésitation. Convient-il de proférer ces antiques paroles sur une tranche de pain de mie industriel ? Dois-je rendre grâces pour les pesticides, les phytosanitaires, les additifs chimiques, le gluten trafiqué qui confère à notre tartine carrée son « inimitable moelleux » digne d’un matelas Bultex ? Puis-je chanter : « Tu es béni, Seigneur, pour le pirimiphos phényl et le pipéronil butoxide » ? Ne faudrait-il pas inclure aussi dans ma prière une intercession pour les minotiers malades à cause des insecticides de stockage ? D’ailleurs, ai-je encore une idée assez claire de la chaîne de production et de distribution qui permit à cet article d’arriver sur ma table ?

Il est vrai que dans notre chère Europe il n’est plus de famine. Le pain semble devenu disponible pour tous, en abondance. Aussi pourrait-on me rétorquer que mes observations sont celles d’un enfant gâté et ingrat. Et l’on n’aurait pas tort. Cela ne ferait toutefois que confirmer le problème : l’enfant gâté est toujours gâté, même si c’est autrement que l’enfant famélique…

Notre pain quotidien obéit désormais au même rapport que le software et le hardware – ce que le philosophe américain Albert Borgmann appelle le « paradigme du dispositif (technologique) ». Un tel dispositif unit toujours, comme les deux faces d’une même médaille, d’un côté, la disponibilité d’un produit, de l’autre, l’opacité de sa production, ou encore une commodité et une machinerie. Le glamour du pain offert sous les projecteurs de la pub dissimule tout un appareillage obscur dont mon confort dépend. Comme l’écrit Borgmann : « Dans l’univers moderne de l’abondance et de la disponibilité, notre contact avec le monde est réduit à une consommation sans effort et à une vision sans profondeur. La tranche de pain que j’ai prise au supermarché ne me renvoie plus à un champ de blé, une moisson, un meunier, un four, ni à une main qui bénit et partage. Mon regard s’arrête à sa surface, à sa couleur, à sa texture. Je devine qu’il y a une sorte d’infrastructure technique derrière sa brillante opacité, probablement un business agroalimentaire et une boulangerie automatisée situés quelque part. Mais ma saisie de cette machinerie est aussi vague que ma conscience de son existence. Au final, dans cet environnement de commodités superficielles, je tends à devenir superficiel moi-même. »

Le problème de notre pain quotidien n’est pas d’abord diététique ou écologique. Il est phénoménologique, lié à la manière dont nous apparaissent les choses de nos jours. Hier, avec le Notre Père, ce pain apparaissait comme venant du Dieu invisible, mais on voyait, à travers lui, « la terre et le travail des hommes », les épis, le paysan, le moissonneur, le moulin, le boulanger… C’était des gens connus dans le village, qu’on tutoyait peut-être. Aujourd’hui, ce pain nous apparaît comme venant d’une agro-techno-industrie invisible, et ce que nous voyons, c’est cette tranche aussi belle et lisse qu’une coque de MacBook. Si nous voulons en savoir un peu plus, nous aurons encore recours à des appareils opaques et à la clairvoyance des experts. Et notre imaginaire restera d’autant plus creux avec un champ de blé réduit à une étiquette et des équations chimiques gouvernant le réel. Alors on peut comprendre qu’au moment de bénir le pain, la main reste un moment en suspens, avant de consentir malgré tout à faire le signe de la croix, comprenant qu’à plus forte raison encore, ici, il faut œuvrer à une rédemption.