Chaque semaine, le philosophe Fabrice Hadjadj nous fait le plaisir de sa présence dans nos colonnes. Contre l’empire d’une technique aliénante, Les « Dernières Nouvelles de l’Homme » (#DNH) portent le cri d’alarme – et d’espérance – de ceux qui veulent rester humains, rien qu’humains.

Je viens d’achever le livre de Jacques Henric, Boxe, qui a reçu cette année le Prix Médicis (catégorie essai), et dont j’ai tiré grande délectation. Peu de choses, hormis l’amour d’un homme et d’une femme, sont aussi fortes et pures que l’affrontement de deux hommes qui se fichent résolument de grands coups sur la gueule (il arrive d’ailleurs à l’homme et à la femme de s’en rapprocher insensiblement). Le cinéma a toute ma considération, bien sûr, et néanmoins ses sortilèges sont humiliés par l’intrigue élémentaire, le poignant sans effets, le lyrisme sans phrases du ring. Celui-ci, dans la nudité archétypale de sa rencontre, montre la  misère de nos superproductions, et manifeste que le plus grand spectacle est aussi le plus simple.

Ne s’agit-il que de brutalité fascinante ? De tels spectacles ne devraient-ils pas être abolis d’un monde vraiment civilisé ? Je ne le crois pas. Henric parcourt toute l’histoire de la boxe et de ses légendes, d’Al Brown à Mike Tyson, de Cassius Clay à Jean-Marc Mormeck, et rend compte du mystère de ce « noble art » dont la noblesse consiste à mettre votre prochain au tapis, dans un espace de temps qui commence dès la pesée et les conférences de presse, où on l’abreuve d’injures et d’intimidations raffinées du genre : « Je voudrais lui passer sur le corps en voiture, je vais lui enfoncer l’os du nez dans le cerveau, je veux le frapper, reculer d’un pas et le voir souffrir, parce que je veux son cœur… », et qui s’achève à la fin du match, où on le relève et le prend dans ses bras avec douceur et gratitude.

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Ed Seuil, coll Fiction & Cie, sept 2016, 18 €, 240 p.

Le livre prend pour exergue la première Épître aux Corinthiens (9, 26) : « Je fais du pugilat sans frapper dans le vide ». Et il se conclut en inversant la formule de Rimbaud à la fin d’Une saison en enfer. Ce n’est plus : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes », mais : « La bataille d’hommes est aussi brutale que le combat spirituel. » Inversion profonde, car c’est bien là que se joue le combat le plus âpre et le plus décisif, dans ce royaume des cieux qui est forcé, et dont seuls les violents s’emparent (Mt 11, 12). Jacques Henric aurait d’ailleurs pu citer saint Augustin dans son commentaire à la première Lettre de Saint Jean : « Mieux vaut les coups de la charité que les caresses de l’orgueil », ou rappeler le fameux poème en prose, « Assommons les pauvres ! », où Baudelaire conseille une attitude à ses yeux vraiment charitable à l’égard des mendiants : non pas leur donner une pièce de monnaie comme on leur tiendrait encore la dragée haute, mais les empoigner, les battre et être battu par eux, et par là leur rendre une vraie dignité, parce qu’on les a jugé dignes de nous harponner de leur corps pouilleux et nauséabond…

Le père Guy Gilbert en a du reste réellement fait l’expérience. Incapable d’entrer en communication avec un jeune délinquant, il finit par lui rentrer dedans, malgré le pax vobiscum. La petite frappe lui décoche aussitôt un direct qui l’envoie à terre. Tout alors se dénoue. Le voyou aide le prêtre à se remettre sur pied et lui déclare : « En fait, tu es des nôtres.…» Aux États-Unis, la boxe fut ainsi le lieu le plus pacifique de l’avancée du mouvement des droits civiques. Henric le rappelle : « Fils d’un père indien cherokee et d’une mère noire, Joe Louis, le grand champion poids lourds d’entre les années 1937 et 1949, le 22 juin 1938, bat le boxeur allemand Max Schmeling et devient en Amérique le symbole de la victoire des démocraties sur le nazisme. »

La bagarre entre les cordes a donc quelque chose de spirituel. Elle dépasse l’alternative douteuse entre non-violence et violence sans limite, lesquelles sont toujours complices : la violence terroriste suscite la réaction pacifiste, mais cette non-violence laisse place à une autre violence inavouée, psychologique, idéologique, bureaucratique ; que l’abcès crève, et elle explose au grand jour, dans un nouveau déchaînement où il n’y a plus de corps-à-corps possible, mais un gâchis de cadavres exterminés par des drones. La boxe offre au contraire l’image d’une violence réglée, ordonnée, pour ne pas dire exemplaire. Reste de la chevalerie, recyclé dans les 16 rules du Marquis de Queensberry en 1865. Le sens du K.O. met une borne au chaos. On y va, mais avec des gants. La onzième règle dit même qu’ils doivent être neufs et faits par les meilleurs gantiers : « Les gants seront de belle qualité et ne devront pas avoir déjà servi. » Et elle ajoute : « Un homme qui est sur un genou est considéré comme tombé et, s’il est frappé, c’est à lui que va le montant des paris. »

Mais si la boxe peut être aujourd’hui un exercice spirituel, c’est surtout parce qu’aujourd’hui le corps s’égare dans le labyrinthe technologique, et qu’elle vient le rappeler, ce pauvre corps, dans sa force et sa vulnérabilité, comme notre plus sûr ancrage dans le réel. Car « le réel finit toujours par s’offrir comme épreuve du corps. » Henric se méfie de la littérature qui « marque le coup » sans vraiment s’en prendre en pleine figure. Il déclare son « aversion pour tous les traînards du romantisme prenant la pose, nous annonçant, avec la ridicule grandiloquence du cabotin qui agonise sur scène, qu’écrire pour eux comporte un risque mortel ». Mais il ne m’a pas seulement appris à relativiser les prestiges de la littérature. Il m’a fait entendre à quel point les poings peuvent être un nécessaire préalable à la main tendue (notez que c’est un laïc qui parle). Comment arrêter le cinéma des transhumanistes, des sophistes, des politiciens à hologramme, des désincarnés en tous genres ? À l’évidence, avec eux, la poursuite du dialogue exige l’humanité d’envoyer un bon uppercut bien évangélique dans leur mâchoire trop abstraite, et d’accepter de recevoir en retour un certain nombre de jabs dans notre propre trombine, histoire de les ressusciter à la dure merveille de notre condition charnelle.