Mode et modernité ont leurs usure et usurier. Aujourd’hui, alors que nous approchons de la fin des soldes, Fabrice Hadjadj s’interroge sur l’usage étrange que l’on fait de tout ce tissu aujourd’hui.

On pense généralement que pour avoir quelque chose, il suffit de l’acheter. Mais comment ce qu’on achète est-il à soi ? C’est la question que je me suis souvent posée en voyant sur mes vêtements les noms de Smalto, Abercrombie & Fitch ou même le petit joueur de polo de Ralph Lauren, alors que je n’ai jamais joué au polo et que les sports de balle de furent jamais mon fort – pas même le baby-foot… Comme les marques font de nous des sortes d’hommes-sandwiches bénévoles, nous pouvons sérieusement nous demander si les produits qu’elles nous proposent sont à nous, ou si c’est nous qui sommes à eux.

Le prêt-à-porter n’a du reste pas intérêt à être du sur-mesure. À supposer que quelque chose nous aille parfaitement bien, nous ne serions pas poussés à acheter autre chose par la suite. Les cartes de fidélité sont bien souvent les emblèmes d’une trahison consentie et répétée : c’est le signe que ce qu’on vous a vendu n’a pas été si seyant que vous n’ayez pas eu besoin de revenir. À l’inverse, le bon tailleur ne craint pas de vous envoyer ailleurs : ce qu’il vous coupe est tellement à votre taille, et si solide, et si peu soumis à la mode, que vous ne lui prenez pas d’autre article, quoique vous le portiez lui-même dans votre cœur.

Le plus beau, cependant, j’ose à peine y penser, ce serait d’avoir un vêtement taillé pour moi par quelqu’un avec qui j’aurais une relation, non pas d’argent, mais d’emblée d’amitié, voire d’amour – ma femme, par exemple, qui maîtriserait parfaitement l’art de la couture. Avec quelle fierté alors j’arborerais l’habit sur lequel elle aurait brodé nos initiales entrelacées ! J’ose à peine y penser, disais-je, car je sais que ce rêve est réactionnaire, sexiste, sinon fasciste, bien sûr, tant il est évident de nos jours que la libération de la femme passe par son entière soumission à l’industrie vestimentaire (par chance, je m’appelle Hadjadj et le nom de jeune fille de mon épouse est Michel : nous pouvons un peu retrouver l’union de nos familles dans l’étiquette H & M).

Le problème peut se prendre par l’autre bout. Dans l’Économique de Xénophon, Socrate s’interroge sur la notion de possession et pose à Critobule, son interlocuteur, cette question fondamentale : « Si tu avais une flûte et que tu ne savais pas en jouer, possèderais-tu vraiment cette flûte ? » La réponse est non, assurément. Avoir sans savoir user n’est pas avoir encore. La flûte du non-flutiste n’est qu’un « bibelot d’inanité » – un objet décoratif, à la rigueur, et il est certain que la consommation nous pousse à accumuler ce genre d’objets. Je l’ai déjà noté précédemment : Savons-nous user pleinement d’une feuille et d’un stylo ? En tirons-nous tous les dessins, la littérature, la pensée dont ils sont capables ? La vérité, c’est que nous multiplions les titres nominaux de propriété pour compenser une dépossession permanente.

C’est là toutefois que Critobule intervient avec un génie qui suffit à faire jaillir tout le mercantilisme du futur : « Cette flûte n’est pas rien pour moi, objecte-t-il, même si je ne sais pas en jouer, car… je peux la vendre. » Voilà une remarque d’une profondeur inouïe. Que nous dévoile-t-elle ? Que la vente est l’usage de ce dont on n’a pas l’usage. Grâce à elle, tout peut passer par les mains du marchand, telle l’eau qui file entre ses doigts, certes, mais en y laissant une ivresse et une « marge ». La flûte, le cheval, la maison, la femme, les étoiles, le travail des autres, la terre qui n’est pas la sienne, il peut tout vendre, tout échanger avec bénéfice. C’est précisément parce qu’il ne sait user de rien que l’échange est l’usage de tout, et surtout son usure. Mais que fournit cette usure, au final ? La capacité d’acheter encore, et donc de ne pas avoir vraiment, et donc de vendre encore, accumulant toujours plus d’argent, c’est-à-dire éprouvant le vertige de posséder virtuellement le monde, parce qu’on n’a pas su posséder ne serait-ce qu’une feuille et un stylo en y inscrivant un poème.