On connaît la formule latine (attribuée tantôt Ovide tantôt à Spinoza) : « post coïtum, animal triste ». Nous avons demandé à des contributeurs de Limite d’esquisser des perspectives pour l’après-Covid. Pour commencer, Violaine a interrogé le philosophe Dany-Robert Dufour, récent auteur de Baise ton prochain : Une histoire souterraine du capitalisme (Actes Sud, 2019).

Pour vous, que révèle ce temps de quarantaine ?

Que nos dirigeants ont oublié le vieil adage sur lequel se fondait l’action de tout gouvernement depuis deux siècles : «Gouverner, c’est prévoir». En effet, quatre mois après le déclenchement de l’épidémie en Chine, alors qu’elle n’allait pas s’arrêter aux frontières de la France comme le fameux nuage de Tchernobyl, nous sommes toujours dans la situation ubuesque où il est impossible d’acheter des masques, du gel hydroalcoolique et de se faire tester. J’en sais quelque chose puisque mon épouse, arrivant dans un âge où le Covid risque de faire des dégâts, avec plus de 38° de température et de la toux sèche, n’a pas été éligible au test et a dû rester confinée à la maison pendant 15 jours avec la recommandation de « faire comme si » elle avait le virus. Elle a si bien fait « comme si » qu’elle me l’a repassé, sans que je devienne moi non plus, même plus qu’elle, éligible au test. Pendant ce temps, l’Allemagne pratiquait 500.000 tests par semaine, ce qui lui permettait d’isoler les malades et de contrôler la pandémie. Aujourd’hui, nous sommes tous deux sortis d’affaire, mais il est peu probable que nous ayons avant longtemps des tests sérologiques permettant à ceux qui ont été atteints de sortir du confinement…

Ceci témoigne d’un dangereux court-termisme. En janvier, le gouvernement n’avait en tête que la réforme des retraites et la préparation des municipales et n’a rien vu venir de la catastrophe annoncée par les experts et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui déclarait pourtant dès le 30 janvier « l’urgence de santé publique de portée internationale ».

On a beaucoup moqué la gestion soviétique effectivement terrifiante de Tchernobyl. On a beaucoup critiqué la gestion chinoise effectivement anti-démocratique du Covid 19. Mais il va falloir que le néolibéralisme rende des comptes sur ce naufrage, aggravé par l’état de délabrement des services publics de santé, en dépit de l’héroïsme des soignants. Ce que ces temps révèlent en fin de compte, c’est la faillite du devoir biopolitique de protection des populations par l’État moderne.

De quoi cette pandémie peut-elle être la fin et le début ?

Je commencerais par dire que ce pourrait être le début… de la fin. Cette crise sanitaire majeure risque fort en effet de se transformer en énorme crise sociale (chômage), économique (chute de la production) et financière (montagne de dettes). De sorte qu’on va bientôt se retrouver dans une situation proche de celle qui a suivi la crise financière de 1929. Avec des millions et des millions de chômeurs qui risquent fort de se mettre en recherche d’un homme providentiel, comme ce fut le cas de l’Allemagne en 1933. On connaît la suite.

Cette crise serait pourtant l’occasion ou jamais de s’interroger sur le modèle suivi depuis quarante ans : imprévoyant, destructeur de l’environnement et des solidarités, obsédé par le « toujours plus », sujet à l’hybris, rejetant toute limite. C’est quand même invraisemblable que les travaux proposés par plusieurs équipes de recherche sur les coronavirus après l’apparition du SARS-CoV en 2003 n’aient pas trouvé de financement alors qu’on savait que d’autres formes allaient apparaître.

Si toutes ces questions ne sont pas posées de façon rationnelle, je crains fort qu’elles ressurgissent de façon irrationnelle ‑ et ce n’est pas l’intégrité psychique d’un certain nombre de dirigeants politiques actuels qui constituera un frein au déferlement de la folie…

Si vous étiez aux commandes, quelle(s) mesure(s) prendriez-vous prioritairement ?

Toutes celles qui iraient dans le sens d’un renforcement de la cohésion nationale afin de mieux faire face à la crise qui vient. J’abandonnerai donc les réformes qui ne rencontrent pas une large adhésion des Français, comme la réforme des retraites particulièrement mal ficelée. Les réformes qui restreignent la protection sociale des plus exposés, comme l’assurance chômage. Je renforcerais les services publics (santé, éducation, culture…). Je soutiendrais des mesures fortes de transition écologique, comme par exemple (ce n’est qu’un exemple) le projet Hynoca d’Haffner Energy en construction à Strasbourg qui prévoit une production décarbonée d’hydrogène – gaz propre trois fois plus énergétique que les hydrocarbures ‑ à partir de la biomasse (bois, feuilles, mais aussi lisier de porc, fientes de volailles, pailles de céréales, ordures ménagères organiques…), c’est-à-dire un gisement beaucoup plus important que le pétrole, de très faible coût et surtout inépuisable. Je mettrais donc en place une gestion associative, mutualiste et décentralisée de ces projets (partout en France, jusqu’à l’échelon des groupements de communes) de façon à sortir des gestions centralisées plus ou moins paranoïaques (type EPR) qui tiennent à distance les parties prenantes (tout acteur, individuel ou collectif, concerné par le projet) de façon à maximiser une gouvernance fondée sur la responsabilité sociétale, la démocratie participative et la transformation écologique et sociale. Il faudrait ajouter à cela un volet de relocalisation d’un certain nombre d’industries de base, l’aide massive à la réalisation d’une agriculture raisonnée ou bio (sans pesticides et autres produits dangereux) et la mise en place de circuits courts de distribution.

Je pense que si cela se mettait en place, un nouveau pacte républicain pourrait voir le jour. Et que, des jours heureux pourraient se concevoir à l’horizon de nos actuelles vies confinées ‑ je rappelle que Les jours heureux, c’était le nom du programme adopté dans la clandestinité par le Conseil National de la Résistance en 1944, qui allait des communistes aux gaullistes en passant par des socialistes et des chrétiens. Chiche.