C’est dans son café fétiche, à quelques pas du bassin de la Villette, que nous retrouvons le philosophe Dany Robert-Dufour. Attablé à un bureau d’écolier, l’auteur de Baise ton prochain (Actes Sud ) et spécialiste de Bernard Mandeville – « L’homme du diable » à l’origine des dérives capitalistes – expose pour Limite les origines d’une grève selon lui légitime (et nécessaire ?).

Bonjour Dany Robert-Dufour. Alors, ce 5 décembre, où serez-vous ? Dans la rue ou dans votre chambre ?

Je n’ai plus l’âge d’aller lever le poing dans la rue et d’invectiver je ne sais qui. (rires) Je suis philosophe, mon travail est de penser. Les évènements de ces derniers mois et ceux qui arrivent donnent à réfléchir.


Dites-nous tout.

Je pense qu’il y a un jeu de faux-semblants là-dedans : il y a ce qu’on veut et ce qu’on dit. Et ce que le gouvernement veut, il ne le dit pas. L’objectif du gouvernement est en réalité de réduire la part des retraites dans le PIB français, de la faire passer de 14% à 10%. Ce qu’il dit, c’est autre chose. Il y a quarante régimes différents, dont des régimes spéciaux. Et nous, soucieux d’égalité, voulons que pour chaque euro cotisé il y ait le même rendement au moment de la retraite. Le gouvernement affiche donc une position égalitaire : que tous soient égaux devant la retraite. Très bien, je ne suis pas contre. Seulement je crois que le gouvernement fait de la rhétorique pour vendre la réforme. Parce que si le souci égalitaire existait, il existerait non seulement au niveau des retraites mais aussi dans les autres domaines, pour permettre la réduction des inégalités trop criantes.

Et ce souci d’égalité ne s’est pas manifesté ailleurs ?

Apparemment pas… C’est un jeu de dupes. Nous sommes à des proportions de multiplication d’inégalités insupportables et tout le monde le sait. La suppression de l’impôt sur la fortune a permis à chacune des familles qui y était astreinte, je ne prends que les cent familles les plus riches, d’économiser environ 500 000 euros par an. En même temps, avec la flat-tax, les impôts sur le capital sont passés de 60% à 30% environ. Ce qui a rapporté à chacune de ces mêmes cent familles environ un million d’économie, par an, sur les impôts. Résultat : depuis deux ans, les inégalités en France se sont multipliées. Si on affiche un souci d’égalité, il faut l’afficher partout, par souci de cohérence. Il faudrait alors taxer les revenus du capital autant que les revenus du travail. Ce qui est loin d’être le cas.

Vous apportez donc votre soutien à la grève ?

Dans la mesure où la réforme fonctionne sur un faux-semblant avec, implicitement, une revendication économique qui est celle de baisser les dépenses sociales, oui, je soutiens ce mouvement. À mon avis, cette réforme isolée est illégitime et ne va qu’aggraver les dissensions sociales. L’égalité est une valeur républicaine-clef et il ne faut pas en faire un usage sophistique.

La grève est-elle la seule réponse que l’on puisse faire face à une telle mesure ?

Que voulez-vous qu’ils fassent ? Je pense qu’ils ont épuisé les alternatives. Les transports, l’éducation, et même certains domaines du privé appellent à la grève, ce qui, selon moi, signale quand même un niveau d’exaspération inquiétant et un véritable état de malaise. Après, personne ne sait comment ça va tourner. J’ai cependant ma petite idée là-dessus : l’enjeu va être une bataille d’opinion.

On a justement le sentiment que c’est une grève populaire, portée par le peuple mais qui va malgré tout à l’encontre de la population, dans la mesure où – du moins dans les espaces urbains – elle paralyse toute activité.

Bien sûr, c’est d’ailleurs l’argument qui sera mis en avant : ce sont quelques centaines de personnes qui prennent les Français en otage et les empêchent de travailler. Et puis il va y avoir dans les manifestations, à coup sûr, des « black bloc » ou des casseurs et on va imputer des dégâts aux manifestants. On sait la façon dont fonctionne la presse et à qui cela profite de mettre en exergue ces arguments. 90 % de la presse est aux mains des puissances économiques et oligarques français — « Messieurs » Bolloré, Niel, Dassault, Drahi et Arnaud, pour ne citer que ceux-ci. Et il y a des chances, n’est-ce-pas, pour qu’ils soient en faveur de la réforme. Ces gens-là ne sont pas des grands philanthropes et, bien que pris dans le jeu démocratique, ils s’intéressent avant tout à la préservation de leur image et à leurs intérêts. Bref, au niveau de la bataille d’opinion, à mon avis, c’est foutu d’avance !

Au point où on en est -— grèves, marches, manifestations à répétition qui révèlent un ras-le-bol extrême — vous pensez que « la victoire de l’opinion » dont vous parlez suffit à mettre fin à tout ça ?

Il y aura un moment de seuil, de tension : pour le moment 60 à 66% des Français soutiennent la grève. C’est dans l’acmé de la tension que tout va se décider. Soit ça se cristallise vraiment et ça se tend, ce qui est le vœu des grévistes, soit l’opinion est contrôlée, c’est-à-dire manipulée, et son soutien diminue. La deuxième option étant la plus probable.

Dans quelle logique se place cette réforme ? Ou plutôt, de quoi est-elle l’héritière ?

On est aujourd’hui dans une logique de domination des marchés. Ce sont les conséquences directes du tournant néo-libéral de 1980 qui a vu triompher les idées de l’école de Chicago pilotée par Hayek et qui a mené au consensus de Washington. Moins d’Etat dans les affaires et plus d’affaires dans l’Etat…

Vous l’imaginez comment, la France, dans 5 ans ?

Je ne suis pas optimiste. Je crois que le destin de la France et de beaucoup de pays dans le monde va se jouer l’année prochaine aux Etats-Unis avec l’élection présidentielle américaine. Si Trump passe, ce qui est parfaitement possible, nous allons nous enferrer dans une logique nationale capitaliste. Si on s’ancre dans cette logique d’exacerbations des conflits entre les différents empires, je crains fort pour le destin du monde. L’idéal serait d’opter pour davantage de régulation, sans aller vers un égalitarisme forcené, alors on aura des chances de mieux négocier le cap difficile dans lequel nous sommes. Pour l’instant on assiste à une guerre commerciale et économique ainsi qu’à des pôles qui s’opposent entre eux et recherchent l’efficience économique maximale risquant ainsi de faire passer au second plan des soucis communs. Comme la survie du monde, par exemple.

Propos recueillis par Violaine Epitalon

Limite vous offre de lire ou relire son dossier sur la grève.

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