« Combien de temps va-t-on arbitrer en faveur de la sauvegarde d’une partie de la population et en défaveur d’une autre ? » – la question, assez cash, est posée par Jean-Marc Jancovici dans une vidéo diffusée sur Youtube. Selon une enquête menée en Chine, la mortalité du coronavirus Covid-19 est fortement augmentée avec l’âge du patient et la présence d’une pathologie sous-jacente : de 0,2% chez les moins de 40 ans à 15% chez les plus de 80 ans. Au total, plus de 80% des personnes décédées du Covid-19 avaient plus de 60 ans. D’où le complément à cette question, souligné par Jancovici : combien de temps (encore) va-t-on arbitrer en faveur de la population âgée, celle qui a « déjà bien vécu », au détriment des autres, ceux qui doivent encore écrire leur vie ?

Des jeunes plus conscients que leurs ainés

La question peut paraître scandaleuse et égoïste, mais il est intéressant de souligner qu’elle dépasse le seul conflit inter-générationnel « jeunes anti-confinement » versus « vieux pro-confinement »: contrairement aux divers appels au sens civique des jeunes, le sondage Ifop-Fiducial paru le vendredi 13 mars, veille des Municipales, constataient ainsi que « les plus hésitants ne sont pas forcément les personnes âgées, théoriquement les plus vulnérables : seulement 19% des plus de 65 ans pensent ne pas aller voter, contre 38% des moins de 35 ans. Ce qui ne change pas réellement par ­rapport aux élections précédentes ». Alors que les jeunes prenaient conscience de la nécessité du confinement, on pouvait entendre quelques septuagénaires « philosophes » s’exclamer : « Il faut bien mourir de quelque chose ! ».

Exit donc le conflit inter-générationnel… La question peut donc être posée, et posée sans que la seule critique d’un « privilège sanitaire » de jeune bien-portante suffise à la déconstruire : après tout, aurions-nous pu accepter les X% de morts au bénéfice de l’activité économique par exemple, et plus largement, toutes les mesures de précaution « maximalistes » qui ont été prises et seront demain (dans ce contexte de crise sanitaire et dans d’autres à l’avenir) prises sont-elles rationnelles et justifiées; bref, la mort doit-elle être évitée « à tout prix » ? Dans une interview à France Culture, le sociologue Gérald Bronner résumait ainsi : « quels sacrifices sommes-nous prêts à faire en termes de liberté pour notre sécurité ? »

La mort, c’est plus que c’était

Dans L’Homme devant la mort (1977) et Essais sur la mort en Occident (1975), Philippe Ariès propose une histoire de la mort comme « fait social », comparant ainsi le Moyen-Âge où la mort était si familière aux temps contemporains où la mort est non seulement bien plus exceptionnelle, mais surtout invisibilisée : on meurt à l’hôpital, « en douceur ». Ainsi, « la mort est maintenant si effacée de nos mœurs que nous avons peine à l’imaginer et à la comprendre. L’attitude ancienne où la mort est à la fois proche, familière et diminuée, insensibilisée, s’oppose à la nôtre où elle fait si grand-peur que nous n’osons plus dire son nom ». Incompréhensible, inacceptable aussi, sauf à ce qu’elle soit décidée (d’où l’euthanasie), elle est ainsi effacée, comme diminuée de son poids.

Mais que se passe-t-il lorsqu’il devient vraiment impossible de la nier, de la camoufler ? Que se passe-t-il, justement, quand la mort surgit, se rappelle à nous, et s’impose scandaleusement sur la scène publique ? Paradoxalement, elle est hyper-narrée, presque exagérée, voire romantisée : cette stratégie aurait-elle précisément pour but d’en anesthésier l’effet, d’en souligner le caractère exceptionnel, catastrophique ? De ce point de vue là, la presse moderne joue un rôle particulièrement clef dans ce processus d’enromancement de la létalité liée au coronavirus, transformant chaque nouvelle mort en un spectacle, l’« épisode » d’une série TV-réalité, et la pandémie en une « infodémie ». Pour reprendre les termes caractéristiques de cet article publié dans le journal Les Jours, « la scène du crime est un marché de Wuhan, dans la province du Hubei, en Chine centrale, en décembre dernier ». Un polar des temps modernes, qui n’a rien à envier aux films catastrophes constituant en quelque sorte notre seule mythologie de la mort !

Une mort contrôlée et adoucie

Ironie du sort : de nos jours, la mort est comme « contrôlée » par la médecine, à la fois parce qu’elle est fort souvent déjouée par elle (vaccins, médicaments, prévention, etc.) mais aussi parce que, lorsqu’elle devient inévitable, elle est malgré tout adoucie par autant de sondes et calmants; au contraire, la mort due au coronavirus vient précisément signer l’échec de la médecine, ou plutôt l’échec d’un système de santé français sous-financé en période d’austérité : car, réalité anti-romantique par excellence, le confinement n’est pas là – comme la petite musique médiatique le suggère…- pour « sauver des vies » à proprement parler, mais bien plutôt pour « sauver des lits » si l’on peut dire, et plus concrètement « d’éviter d’atteindre trop vite le pic de l’épidémie, et de transformer cette courbe abrupte de progression – comme c’est le cas en Italie – en une courbe en forme de colline, avec une répartition des cas plus lissée dans le temps » pour reprendre les termes du Dr François Braun, président du Samu – Urgences France. Qu’importe : on n’enjoint pas toute une population à de tels sacrifices sans proposer en retour un vrai récit et de vrais héros; quoi, « c’est la guerre », non ?!

Bref, l’épidémie et son traitement médiatique dit beaucoup de notre rapport moderne à la mort, de notre intolérance radicale à l’égard du risque létal. Mais par son caractère inédit, la situation ne va-t-elle pas, justement, donner lieu à un tout nouveau rapport à la mort ? Cette question, précisément, du « coût de la mort », ou plutôt des sacrifices que nous sommes prêts à faire pour l’éviter, ne va-t-elle pas se poser avec une toute nouvelle actualité, et donner lieu à des réponses inédites ? Car, et comme le rappelle l’article du journal Les Jours cité plus haut, nous sommes face à « Un scénario-catastrophe voué à se répéter », et à se répéter avec une intensité croissante.

Vers une normalisation de la mort ?

« Fièvre hémorragique de Crimée-Congo, virus Ebola, fièvre de Lassa, coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (Mers-CoV) et syndrome respiratoire aigu sévère (Sras), Nipah, fièvre de la vallée du Rift, Zika… Toutes ces maladies ont en commun d’être transmises par des animaux aux humains. Elles figurent également toutes dans la liste « Blueprint des maladies prioritaires », sur lesquelles l’institution internationale demande que les recherches soient concentrées. Elles présentent en effet un risque pour la santé publique « en raison de leur potentiel épidémique ». Et il n’existe pas, ou pas suffisamment, de mesures de traitement et de contrôle disponibles contre elles ». Et Cécile Cazenave de compléter : « Dans la liste pestilentielle de l’OMS figure aussi une « maladie X », qui désigne « une grave épidémie internationale » causée par « un agent pathogène actuellement inconnu » mais dont il s’agit d’imaginer les scénarios de propagation et de se tenir prêt à l’affronter ». Improbable ? Loin de là ! Fonde du permafrost sous l’effet du réchauffement climatique, exploitation des sous-sols dans le cadre d’activités minières, déforestation destinée à permettre les cultures de soja et l’élevage bovin, altération des équilibres écosystémiques… Autant de facteurs de risque d’émergence de pathogènes anciens bien plus dévastateurs que le coronavirus.

Dès lors, va-t-on aller, dans les années à venir, vers une normalisation de la mort comme cela pouvait être le cas au Moyen-Âge et une acceptation de celle-ci ? Quel arbitrage ferons-nous, demain, entre sécurité et liberté, entre prévention face à un risque de mort jugé inacceptable et acceptation de la normalité de ce risque, dans un contexte où le risque pandémique sera intégré comme probable ? Bref, et pour reprendre les termes de la question posée par Jean-Marc Jancovici, combien de temps arbitrerons-nous en faveur du confinement et de mesures de prévention « maximalistes », combien de temps pourrons-nous supporter le « quoi qu’il en coûte » ? A cette question, je n’ai pas de réponse, ou peut-être…

Cet article s’inscrit dans une série de trois épisodes intitulée Le prix de la vie. Il a été relu et et édité par Marianne Durano et Théo Moy.