Pandémie oblige, on a vu fleurir ces derniers jours, non seulement nos espaces urbains providentiellement désertés, mais aussi des discours – prévisibles – sur l’effondrement qui vient. Et si c’était l’exact opposé qui se produisait sous nos yeux : la paradoxale victoire d’un humanisme qu’on croyait has been ?

L’Occident victime de sa grandeur

Peut-être assistons-nous à la défaite de notre vieil ennemi : le libéralisme sous toutes ses formes. En gelant tous les flux, le confinement remet en cause aussi bien le libéralisme économique – la libre circulation des marchandises – que le libéralisme moral – le droit de faire ce que je veux où je veux. Plus de 80 pays ont choisi de sacrifier leurs libertés individuelles et leurs intérêts financiers au nom d’un idéal plus élevé, qui possède désormais ses héros et ses hérauts, ses rites et ses acclamations à 20h. Et cette remise en cause du libéralisme porte en elle – c’est mon espoir – un sursaut humaniste plutôt qu’une dérive autoritariste.

L’humanité a en effet jugé bon de mettre en péril toute l’économie mondiale et tous nos équilibres socio-culturels pour préserver la vie de ses membres les plus faibles, les plus âgés, les plus malades. Voilà qui apporte un démenti cinglant à tous les contempteurs du cynisme contemporain, aussi bien qu’aux prophètes de l’eugénisme et du malthusianisme. Aux rédacteurs de Limite aussi bien qu’aux transhumanistes. Non seulement l’humanité n’est pas prête à réduire volontairement sa population, que ce soit en limitant le nombre de naissances ou en encourageant la mort des plus fragiles, mais elle s’est révélée capable de mettre en péril ses propres fondements économiques et sociaux pour sauver des vies déjà précaires. Voilà qui est proprement stupéfiant : nulle émeute face à des mesures qui non seulement réduisent drastiquement nos libertés, mais sabotent notre système économique.

Parmi les scénarios possibles de la collapsologie, on trouve le krach boursier, la pénurie des ressources, les catastrophes climatiques et même la pandémie mortelle. Mais nulle part ne figure le récit d’un effondrement pour cause d’humanisme exacerbé. Car personne n’avait prévu que notre monde serait victime de sa propre grandeur, de ses propres idéaux, de cette grande tradition philosophique et morale qui place la dignité de la vie humaine au-dessus de tout. Ce que révèle la crise actuelle, c’est que l’Occident se définit toujours par sa tradition humaniste, plus que par son capitalisme effréné : c’est que la morale l’emporte sur les calculs économiques.

La leçon du politique

Alors bien sûr, on répondra que l’autorité scientifique et la loi des statistique n’ont jamais été aussi prégnantes dans notre société. Que notre monde est prêt à supprimer les libertés de 40% des êtres humains en se fiant à de simples calculs de probabilités. Que les drones survolant les grandes villes pour faire respecter le confinement sont de bien piètres apôtres de la grande tradition humaniste occidentale. Certes. Et pourtant, que nous disent les calculs statistiques, les experts et les politiques ? De quoi les drones sont-ils l’aveu ? De notre totale ignorance du virus. De l’incapacité flagrante de la pensée scientifique à anticiper l’évolution de la maladie, et à conseiller efficacement le politique. Mieux, la dramatique pénurie de matériel médical qui fait scandale depuis des semaines montre bien que nous ne vivons pas dans une technocratie, et que la parole des experts ne préside pas aux décisions du gouvernement. La controverse autour du professeur Raoult – comme autour de l’utilité des masques – révèle d’ailleurs ce qu’est vraiment la science : une cacophonie pleine d’inconnues, un éternel débat plein de conjectures et de réfutations. Ce que le grand public découvre à la faveur de cette polémique, c’est ce que la philosophie des sciences affirme depuis toujours : en science, la vérité n’est rien d’autre qu’une hypothèse que personne n’a encore démentie.

Le flou politique actuel n’est que le résultat, voire le miroir, de cette indécision consubstantielle à la parole scientifique. Parce que cette dernière ne peut raisonner que sur des statistiques, parce qu’elle consiste à réduire l’inconnu – le Covid-19 – au déjà-connu – le SARS par exemple – elle est incapable de prendre sur elle la responsabilité de la décision politique. La politique, en effet, est définie par Aristote – et après lui par toute la philosophie politique jusqu’aux utopies positivistes – comme un art de la délibération, c’est-à-dire la capacité à prendre des décisions à propos de faits indéterminés, en tenant compte d’une situation toujours singulière. Bref, l’inverse de la science, qui établit des lois à propos de phénomènes universels et constants[1]. Voilà pourquoi aucun Conseil Scientifique n’est capable de prescrire des décisions politiques. Voilà pourquoi également il est malhonnête de reprocher a posteriori au gouvernement de ne pas avoir suivi les recommandations des médecins quand il était encore temps de commander des masques et des réanimateurs. Si tel avait été le cas et que nous eussions dû affronter, en même temps ou à la place du Covid-19, un nouvel attentat, les experts de la police judiciaire auraient eu beau jeu de déplorer sur France Info le manque de moyens alloués à la lutte contre le terrorisme. C’est ce qu’Emmanuel Macron a tenté très maladroitement de dire en félicitant « ceux qui avaient prévu tous les éléments de la crise une fois qu’elle a eu lieu ». La crise actuelle rend alors au gouvernement sa dignité et son écrasante responsabilité : il s’agit bien de juger de ce qu’il est bon de faire en l’absence de certitudes scientifiques. La politique cesse alors d’être indexée sur des chiffres – qui doivent toujours être interprétés – mais doit assumer son caractère profondément moral.

La morale du confinement

Cette importance de la morale – comprise comme sagesse et connaissance du bien -, c’est également ce que découvrent à leurs frais les 3,4 milliards de personnes confinées dans le monde. Dans les blogs, les réseaux sociaux, les radios et les télévisions revient toujours la même question : comment occuper son temps ? C’est-à-dire : que dois-je faire de ma vie ? Or, affronter lucidement le sens de son existence et la vacuité des occupations qui la meublent ordinairement, c’est bien la tâche de la philosophie morale. Le Covid-19 nous rappelle brutalement l’horizon de notre mort certaine, et à court terme probable, horizon qui constitue la toile de fond de toute la philosophie. Je ne résiste pas au plaisir de citer ces magnifiques lignes de Sénèque : « Vous vivez comme si vous deviez toujours vivre, jamais votre fragilité ne vous vient à l’esprit. Vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé. Vous le perdez comme s’il coulait à flots, intarissable, tandis que ce jour, sacrifié à tel homme ou à telle occupation, est peut-être le dernier. Comme des mortels vous craignez tout, mais comme des immortels, vous désirez tout. »[2] Privés – ou délivrés, c’est selon – de toutes nos occupations, nous voilà contraints à cet otium, ce loisir savant, tant recherché des philosophes.

Alors tant mieux si la parole prolifère. J’aime ce déferlement de coaching en développement personnel, ces articles sentencieux sur l’art de prendre soin de soi en temps de confinement. Je goûte tout particulièrement ces vidéos où chacun met en scène le néant de son existence. Elle révèlent une prise de conscience collective qui pourrait être salutaire, si l’on s’en donne les moyens. Et ces moyens résident dans notre belle tradition philosophique et humaniste, celle-là même qui se révèle, au cours de cette crise, plus coriace qu’on ne le croyait. « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». On cite souvent ces vers du poète Hölderlin, grand ami et coloc du philosophe Hegel. On sait moins qu’ils ne sont que l’incipit du poème Patmos, du nom de cette île où Saint Jean rédigea l’Apocalypse, et qui s’achève sur ces vers :

« Nous avons servi la Terre-Mère

Et naguère servi la Lumière du soleil,

Sans savoir, mais le Père aime,

Lui qui règne sur tous,

Le plus que l’on cultive,

La lettre ferme, et que ce qui demeure

Soit bien interprété. »

Le salut ne vient ni de la superstition ni de l’idolâtrie, encore moins d’un fondamentalisme inculte, mais bien de l’amour de Dieu pour ses créatures, afin que demeure, sauvé du péril, ce respect inconditionnel de la dignité humaine, spectaculairement réaffirmée par les quelque 3 milliards d’individus qui acceptent d’être privés de leur liberté pour le bien des autres.

Belle semaine sainte à tous !


[1]Éthique à Nicomaque, III-5

[2]La Brièveté de la vie, III-4