Ca se passe de l’autre coté de la Manche, depuis les années 1990. Au centre, Mike Featherstone, directeur du Theory, Culture & Society Centre et professeur de sociologie à l’Université Goldsmith de Londres. Autour, la revue Body and society (Sages publications), plusieurs ouvrages collectifs, beaucoup de noms, souvent inconnus chez nous, (David Chaney, Andy Bennett), des concepts, et des thèses communes, sur la vie quotidienne et les aspirations de l’homme moderne.

Du capitalisme de production au capitalisme de consommation.

Première grande thèse, la nature du capitalisme et de notre société a changé qualitativement depuis les années 1960. La fine équipe se place ici dans la ligne des sociologues post-modernes, Anthony Giddens, Jean Baudrillard, Alain Touraine, Zygmunt Bauman, et les Lyotard, qu’elle cite pêle-mêle et pas toujours heuresement. La proposition peut se résumer ainsi : le système capitaliste, très productif et en quête de nouveaux marchés, a démocratisé la consommation, déplaçant le centre de gravité de notre société (et de nos vies) de la production à la consommation. Cette transformation sociale s’est accompagnée d’un bouleversement culturel, le « consumérisme », qualifié par Mike Featherstone « d’idéologie du système capitaliste ».

Le consumérisme comme fondement de notre identité

Les idéologies, dit Featherstone, expliquent et donnent sens au monde et à la vie. Elles façonnent l’identité de l’individu. L’identité, concept clef, c’est la conception que l’individu a de lui-même, par rapport à lui-même, à ses relations et au contexte sociale et culturels qui l’entoure. Le self, concept proche, désigne la conscience que nous avons de nous-même. Dans la société antérieure, l’identité individuelle découlait de la place occupée dans le système de production, et était transcendée par les grands récits de la lutte de classe, de la méritocratie, du self made-man, ou de la justice dans un autre monde.

L’idéologie consumériste avance sur le déclin de ces grands récits et propose un nouveau système de sens et de définition de l’identité, basé sur des modes de consommations. L’individu se modèle donc suivant un ou des « style de vie », qu’il compose en piochant dans des cultures globales et locales, et en s’appuyant sur les images et les figures forgées par les industries culturelles. Soulignons ici la place toute particulière de la culture dans le capitalisme avancé, qui devient, selon le terme de Featherstone, une culture de la consommation (consumer culture). Le terme souligne l’aura toujours plus forte de la marchandise, mais aussi la dynamique propre aux activités culturelles, qui se doublent d’un caractère consumériste.

Les systèmes de sens que propose le consumérisme, s’ils s’alimentent des images produites par la publicité, les séries télévisées ou l’industrie musicale, restent globalement autoréférentiels et immanent. Une mode, comme certaines œuvres d’art contemporaines, ne prends sens que par rapport à elle-même. Sens qui disparaît dès que cesse l’engouement qu’on lui a accordé. L’identité de l’individu qui se définit par elle est donc instable et provisoire.

Le corps, lieu de la carrière visible du self.

Dans cet univers de signes « flottants » et éphémères, le corps occupe une place particulière. Il sert d’interface entre l’individu et le monde, et entre l’individu et lui-même. Il nous confirme la continuité de notre existence et vient en renfort d’un système de sens déficient. D’où l’importance du tatouage, du sport, des automutilations ou des modifications corporelles, sujets régulièrement traités dans les publications de Featherstone. Ainsi Paul Sweetman, dans un ouvrage collectif de notre ponte londonien, assure que le tatouage comme le piercing sont bien plus que de simples accessoires : ils servent à ancrer et à stabiliser le self­,  à maintenir cohérent l’individu et à lui donner un sens viable. Le travail sur le corps, nous dit Elisabeth Jagger, est un lieu privilégié d’élaboration et de négociation identitaire.

Si Featherstone semblent avoir agrégé un réseau de chercheurs plus qu’un véritable courant, les recherches des uns et des autres forment un corpus cohérent. A condition de rester tolérant avec ce culte anglo-saxon de la référence hétéroclite. Plus problématique : les concepts que nous avons évoqué aident à comprendre nos évolutions anthropologiques, mais pas les interactions de l’individu avec ses semblables. Une fois l’humain déclaré « consumériste », sa place dans le système de production n’importe plus. Un patron du CAC 40 et un ouvrier : un passionné de golf, et de football local.  C’est un peu insuffisant. Mieux, faisant fi du bon sens et des statistiques, Elizabeth Jagger va jusqu’à nier la corrélation entre groupe social et mode de vie… Pourtant le trop galvaudé mais souvent nécessaire Bourdieu montre bien que les distinctions culturelles légitiment la hiérarchie sociale et économique — voyez la complexité des prises de position d’une Léa Salamé sur le rap, visant à séparer le bobo-compatible du populaire. Processus ici impossible à appréhender. En résumé, Featherstone et compagnie, proposent de savantes analyses, plus philosophiques que sociologiques,  qui font avancer le schmilblick sans vraiment le résoudre. Ce qui est normal, tous les paradigmes ont des angles morts. Et les idéologues fanatiques d’une doctrine excluant toutes les autres sont des idiots.

 

Pour aller plus loin,

Global Culture. Nationalism, Globalization and Modernity, Mike Featherstone (direction), Sage Publications, Londres, 1990.

Cultural Theory and Cultural Change, Mike Featherstone (direction), Sages Publications, Londres, 1992.

Consumer culture and postmodernism, Mike Featherstone, Sages Publications, Londres, 1991.

Body Modification, Mike Featherstone (direction), Sages Publications, Londres, 2000.

Consumer Culture and postmodernism, Mike Featherstone, Sages Publications, Londres, 1991.

Emmanuel Casajus
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