Entre les élégies identitaires et les coups de mentons laïcards, quelle place peut trouver le chrétien face à l’islam ? Le philosophe Pierre Manent et le journaliste Jean-Pierre Denis répondent ensemble, pour Limite, à cette question désormais existentielle. Entretien mené par Eugénie Bastié.

EUGENIE BASTIE : Il semble que votre livre ait été mal compris. On vous pensait apôtre de l’état nation et de l’assimilation à la française, et vous voilà peint sous les traits d’un prophète de la soumission. Un mot « céder » n’est pas passé. L’assumez-vous ?

Pierre Manent bisPIERRE MANENT : « Certains ont vu dans mes propositions un abandon de l’exigence d’assimilation de l’islam à la société française, une résignation à sa domination. Je n’ai employé le terme « céder » qu’après  réflexion. Peut-être ai-je eu tort. Mais je crois qu’il est bon de partir de l’état présent des choses, plutôt que de faire semblant de ne pas voir. Ce qui me frappe, c’est notre aveuglement de trente ans, et aujourd’hui la jactance laïque pour le compenser. La France a accepté l’installation sur son sol d’une nombreuse population musulmane, dont on aurait dû savoir que la participation à la vie nationale serait problématique. Il s’agit moins de céder demain que de reconnaître que nous avons déjà cédé, et de faire ce qui est indispensable pour tirer un bien de cette situation.

« Il s’agit moins de céder demain que de reconnaître que nous avons déjà cédé »

JEAN-PIERRE DENIS : « Si j’avais une critique à formuler à votre excellent livre, ce serait celui de tenir une position essentiellement défensive. Il y a dans ce que vous écrivez si bien un côté « dos au mur ». Selon vous, il faut céder quelque chose de notre contrat social, et il est d’ailleurs déjà bien tard. Or il me semble que si l’on acte cela sans autre forme de procès, on risque de se retrouver devant un dilemme entre deux extrêmes. D’un côté la « soumission » à la Houellebecq, de l’autre la confrontation, le choc des civilisations. Ce serait la fin de notre modèle social. La France est un pays singulier, avec une vocation universaliste. Le seul peut-être avec les Etats-Unis à pouvoir se considérer comme un projet. C’est ce projet positif, et non défensif, que nous devons redéfinir. »

PM : « Nous sommes sur la défensive, car depuis trente ans nous subissons ce qui nous arrive sans l’avoir voulu. Non seulement l’immigration, mais aussi la façon dont l’Union européenne a été construite. Nous avons théorisé notre soumission au nom de l’adaptation à la mondialisation.  Aujourd’hui nous nous rendons compte que l’essentiel  est en jeu, que les conditions primordiales de l’existence  de la nation sont menacées. Certains rêvent à une « remigration »  qui est impossible et qui serait une catastrophe pour tous si on s’y essayait, d’autres s’adonnent simplement à la délectation morose du désastre qui s’annonce. Les mêmes qui disaient il y a dix ans « il n’y a pas de problème », disent aujourd’hui « il n’y a pas de solution». Je propose une démarche à la fois ambitieuse et praticable si nous montrons un peu d’imagination et de courage. Le premier moment  d’acceptation de ce qui est déjà là est la condition d’un second moment de formulation d’un projet ambitieux, d’un mouvement vers l’avenir, pour l’indépendance de la France et pour la préservation de sa physionomie. »

JPD : « En effet, nous sommes passés du déni au dépit. D’abord le déni : depuis plusieurs siècles, on s’est jpdenisefforcé de reléguer la religion hors de l’espace public, jusqu’à utiliser désormais cette expression de « fait religieux » qui permet de tenir toute spiritualité à distance, avec des pincettes conceptuelles, même quand on ne veut pas lui être foncièrement hostile. Puis le dépit : après avoir accueilli des populations immigrées qu’elle n’a pas su intégrer, la France se retrouve avec des musulmans qu’elle ne peut pas comprendre, faute de comprendre encore ce qu’est une croyance. Nous sommes alors tentés d’essentialiser l’islam, pour mieux le ramener aux catégories de notre intelligence sécularisée. Je crains que vous n’évitiez pas complètement ce piège, en considérant l’islam comme un bloc monolithique. Il y a DES musulmans. Et DES islams. Des plus intégrés aux  moins intégrables. »

Ce texte est extrait du numéro 3 de Limite. Pour lire la suite, rendez-vous en librairie !