Anthropologue de formation, Bernard Émond  est un réalisateur québécois. Il a réalisé, entre autres, une trilogie sur les vertus théologales[1] dont le premier volet fut récompensé lors du Festival international du film de Locarno en 2005. Par ailleurs écrivain et essayiste , il vient de publier Camarade, ferme ton poste (et autres textes), un recueil qui regroupe différents textes et discours parus et prononcés au Québec entre 2011 et 2016.

Bernard EMOND

Bernard ÉMOND

Ce recueil se veut avant tout une critique de la cacophonie qui caractérise notre société contemporaine. Cette omniprésence du bruit aurait fait perdre aux individus le sens de l’existence humaine. Dans cette société qui a placé la liberté comme valeur fondamentale, Émond se questionne : nous sommes libres, certes, mais de quoi, et pour faire quoi ? Il nous rappelle que notre liberté doit être subordonnée à des principes et des valeurs qui la précèdent et auxquels nous devons adhérer et nous soumettre. La subordination à quelque chose qui nous transcende est en effet la condition pour que notre liberté fasse sens et soit orientée vers quelque chose. À ce titre, nous sommes tous les dépositaires d’une culture façonnée par des siècles d’histoire et que nous recevons en héritage. Nous avons donc une dette envers celle sans laquelle nous ne serions pas là et nous n’existerions pas. C’est dans ce cadre que notre liberté doit s’exercer et se limiter, car notre liberté ne doit jamais être celle qui se donne le droit d’effacer le passé. Or, il constate précisément que la culture, la vraie, a été remplacée par la culture de masse. Cette dernière se superpose à la culture, l’étouffe et la fait disparaître dans un présent nihiliste au sein duquel l’individu n’est plus porteur d’aucun sens et se retrouve réduit à sa fonction d’agent économique. Elle initie par ailleurs un cercle vicieux : alors qu’elle est initialement la cause d’un abrutissement, la culture de masse en devient le produit et s’auto-entretient. Enfin, la perte de la culture, en tant que disparition de ce qui unit les individus d’une société entre eux, entraîne aussi la fin de tout sens commun et de toute idée de collectif. C’est la raison pour laquelle les seules luttes qui peuvent dorénavant être gagnées sont celles des droits individuels, ces derniers étant devenus l’horizon indépassable des sociétés contemporaines.

« Camarade, ferme ton poste », Montréal, Lux Éditeur (coll. Lettres libres), 2017, 156 pages, 16,95 $ (environ 12 €)

« Camarade, ferme ton poste », Montréal, Lux Éditeur (coll. Lettres libres), 2017, 156 pages, 16,95 $ (environ 12 €)

Émond, malgré son constat pessimiste, appelle à l’espérance et à l’action, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que certains individus demeurent hermétiques à la culture de masse et restent attachés à leur héritage : il les appelle les réfugiés, comme s’ils étaient dans un monde présent qui n’est pas vraiment le leur. L’attachement au passé par ces derniers n’a pas pour vocation un retour béat vers ce qui n’est plus, mais plutôt le signe d’un manque de sens dans le présent. La nostalgie du passé devient alors une source d’inspiration qui les pousse à agir pour changer leur monde. Ensuite, parce qu’il est aussi possible de retrouver le sens de notre existence en nous soustrayant à la culture de masse et au bruit qu’elle produit. Pour ce faire, Émond nous invite à réinvestir les espaces de silence : le silence étant l’opposé du bruit, il permet d’exprimer et de révéler l’essentiel. À ce titre, l’espace de silence par excellence est l’église. Le silence qui y règne révèle paradoxalement une présence qui ramène l’homme à sa petitesse et lui donne une leçon d’humilité. C’est la raison pour laquelle Émond plaide pour une ouverture des églises en tout temps afin d’offrir aux individus des espaces de répit au sein desquels ils peuvent se réfugier et s’isoler à tout moment de la journée. L’autre espace de silence qu’Émond nous incite à réinvestir est la littérature. Il nous rappelle en effet que là où la culture de masse créée des consommateurs, les livres créent des citoyens, c’est-à-dire des individus qui ont conscience qu’ils peuvent agir sur le monde. Tout comme les églises, les livres permettent de s’isoler du bruit que la société produit; ils permettent de se retrouver seul dans le silence et nous révèlent la beauté du monde qu’il importe de protéger.

Ainsi, ce recueil est un appel au réveil des individus afin de sortir du nihilisme qui caractérise les sociétés contemporaines. En rappelant que ces dernières sont le produit d’une culture et d’une histoire, Émond cherche à redonner du sens au collectif. Son invitation au silence, par la visite d’églises et la littérature, vise à rappeler que les individus, malgré leur sujétion à la culture de masse, restent des acteurs de changement et qu’il convient de leur faire prendre conscience du pouvoir d’action qu’ils peuvent avoir sur leur monde.

[1] La Neuvaine (2005), Contre toute espérance (2007), et La Donation (2011)