Le libéralisme n’est si solidement ancré dans nos vies que parce qu’il nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Frédéric Dufoing démonte pour nous ces prétendues évidences. Nouvelle entrée de ce bêtisier libéral : l’État.

Le libéralisme se présente volontiers comme une idéologie s’opposant au pouvoir de l’Etat. Du point de vue politique, il est vrai qu’il plonge ses racines dans la lutte contre l’absolutisme royal en France et en Angleterre, ainsi que dans les colonies du nouveau monde; qu’il est resté – pour des raisons certes plus économiques que morales – très circonspect devant l’« aventure » coloniale; qu’il a combattu les sanglantes « dérives » jacobines; qu’il a promu la séparation entre l’Eglise et l’État, la laïcisation de celui-ci; et qu’il a été désigné comme l’un des ennemis et vainqueurs officiels, labellisés, des régimes totalitaires nazi et soviétique. Cependant, cette lutte n’a jamais été une lutte contre l’Etat, mais contre des régimes, des modes d’organisation de celui-ci.

Du point de vue économique, les libéraux crient haut et fort que l’Etat est irrationnel et inefficace, et que les équilibrages, les ajustements et les arbitrages socio-économiques arrivent inévitablement si l’Etat ne s’en mêle pas. Leur principal argument est un sophisme caractérisé : la preuve que l’Etat est inefficace et irrationnel, c’est qu’il y en a toujours trop pour que le libéralisme fonctionne, et que, somme toute, rien n’a jamais prouvé le contraire puisqu’il n’y a jamais eu absence d’Etat durant le règne du libéralisme.   

Comme l’avait vu Bernanos, les individus du libéralisme n’existent que parce que l’Etat les a créés, en supprimant les statuts, les castes, les corporations, les coutumes (ou les logiques traditionnelles), les enracinements culturels, les dialectes

Au fond, celui-ci s’est construit plutôt contre le peuple que contre l’Etat et en dépendance de cet Etat, pour ne pas dire dans un processus de légitimation de celui-ci. Le projet libéral est basé sur une anthropologie offrant des individus abstraits, volontaires, rationnels, imitatifs, conscients de leurs intérêts propres et le fantasme d’un marché libre, auto-régulé, articulant une propriété privée sacralisée et la logique du contrat. Or, ce projet n’a jamais été celui d’aucun peuple. Avant l’avènement du libéralisme et de l’Etat, nul n’a jamais considéré qu’un échange était strictement économique, et seulement opéré pour accroître un capital ou la simple survie physique. Il a fallu que l’Etat pense la population comme un cheptel pour que le libéralisme puisse penser l’individu comme une machine à  « librement » et « spontanément » cumuler du patrimoine ou produire des richesses. Comme l’avait vu Bernanos, les individus du libéralisme n’existent que parce que l’Etat les a créés, en supprimant les statuts, les castes, les corporations, les coutumes (ou les logiques traditionnelles), les enracinements culturels, les dialectes :  tout ce qui en faisait des personnes et de leurs échanges des actes sociaux ayant diverses origines, diverses légitimités, diverses logiques.

Si l’Etat est bien, comme disait Weber, cet ensemble institutionnel qui détient le monopole de la violence légitime, alors les libéraux ne peuvent que le favoriser. En effet, nul autre que l’Etat ne peut  mieux homogénéiser un territoire et une population, c’est-à-dire assurer l’intégralité de la logique marchande, capitaliste. L’Etat est un instrument indispensable du libéralisme, le requin dont il est le poisson pilote : qui peut croire, aujourd’hui plus que jamais, qu’un marché « auto-régulé » peut fonctionner sans une violence centralisée pour assurer la pérennité de la propriété privée, des lois permettant les échanges « libres » ? Qui mieux que l’Etat peut empêcher les monopoles puisque l’Etat se conçoit comme le seul monopole acceptable ? Qui mieux que l’Etat peut rassembler autant de moyens pour assurer la division du travail et contrôler une population afin qu’elle assure son rôle de production et de consommation ? L’Etat n’est pas une superstructure, comme le croyait Marx, mais l’infrastructure du capitalisme que défend la doctrine libérale. Il permet le libéralisme et s’en nourrit.

Qui mieux que l’Etat peut rassembler autant de moyens pour assurer la division du travail et contrôler une population afin qu’elle assure son rôle de production et de consommation ?

Du reste, si l’on excepte la petite frange anarcho-capitaliste, les libéraux ne se sont nullement opposés à l’Etat; ils n’ont même jamais cherché à réduire ses interventions, si ce n’est dans le domaine social – encore ont-ils finalement accepté le système de protection sociale de l’après deuxième guerre mondiale puisqu’il se basait essentiellement sur des prélèvements sur le travail et non sur le capital et qu’il donnait une assise intéressante, solide à la consommation de masse ainsi qu’à la massification du crédit. En bons symbiotes, ils savent que s’ils tuent l’Etat, ils disparaissent avec lui. Si l’Etat leur a permis d’instaurer la logique et les institutions de marché, ils ont désormais besoin de ses prélèvements fiscaux pour empêcher l’effondrement du même marché libre et, comme l’avait noté Karl Polanyi, pour atténuer ses inévitables effets dévastateurs sur la population.

L’Etat est, pour les libéraux, non pas un ennemi mais un investissement particulièrement rentable sans lequel aucun autre investissement ne pourrait exister; il est ce qui permet tout le reste. Il n’est pas gênant dans ses fondements : tant que l’Etat accroît ses pouvoirs – ce qui est sa logique intrinsèque – il offre des possibilités de développement et d’appropriation des richesses, comme on le voit avec ce nouvel Eldorado des technologies « vertes ». Réciproquement, le développement et l’appropriation des richesses permet l’extension de son pouvoir, notamment par la course sans fin à l’efficacité technique.