Plongée dans l’œuvre d’Annie Le Brun, poétesse surréaliste devenue essayiste critique de notre temps où l’image, otage du capital, a rompu avec l’imagination. Et donc avec la possibilité de l’insurrection.

Photo : Matsas – Stock

Depuis quelques mois, certaines expressions sont devenues suspectes. Surtout quand elles qualifient l’une des ambitions les mieux partagées de notre époque : être viral. Le pathologique est-il l’objectif de notre temps ? L’une de nos intellectuelles les plus singulières nous offre un début de réponse. « À l’évidence, le choix du modèle viral constitue, jusque dans les raisons avancées de rapidité, d’efficacité et d’agressivité, une des plus exactes métaphores de la culture distributive. », écrit Annie Le Brun dans son dernier essai. Ceci tuera cela. Image, regard et capital (Stock), coécrit avec Juri Armanda, réfléchit au statut des images dans une société où elles prolifèrent selon des ordres de grandeurs monstrueux. Savez-vous qu’il faudrait quatre siècles pour visionner toutes les vidéos mises en ligne sur Facebook ? Ou que seulement sept minutes de contenus publiés sur Instagram vous demanderaient quatre-vingts années de consultation, autrement dit une vie ?

Peut-être est-ce parce qu’Annie Le Brun, 79 ans, a toute sa vie baigné dans les images que le vertige de ces chiffres l’a saisie. La poétesse surréaliste, qui a côtoyé André Breton dans les années 1960, est une grande connaisseuse d’art. Commissaire de l’exposition « Sade. Attaquer le soleil » qui s’est tenue en 2014 au musée d’Orsay, sa vie s’est faite entourée par les artistes. Parmi eux, le croate Radovan Ivsic (1921-2009), compagnon de sa vie, et la peintre tchèque Toyen (1902-1980) – autant de créateurs dont elle rend compte dans le recueil Un espace inobjectif (2019), où elle raconte son rapport aux images. Mais voilà bien longtemps qu’Annie LeBrun se sent étouffer. Après trois décennies d’inspiration poétique, et dont l’ensemble se lit dans l’anthologie Ombre pour Ombre (2004), une autre œuvre commence quand s’écroule le mur de Berlin : Appel d’air, en 1988, signale un changement de ton. L’écrivaine suffoque, et appelle à une « insurrection lyrique » dans un monde où le réel rétrécit l’horizon des possibles. Du trop de réalité, en 2000, enfonce le clou. Elle s’en prenait alors à l’homme connexionniste, enfermé dans sa vie « en temps réel » et sommé de s’adapter à une société devenue liquide, mais aussi au dévoiement du langage et à l’artifice qui, partout, dégrade la réalité qu’il singe : « On a les Lumières qu’on peut, notre époque se sera éclairée à la pollution lumineuse. »

C’est à l’invasion du capital dans l’art qu’elle s’attaque

Mais c’était avant le numérique. Avant que cette spécialiste de la littérature érotique et de Sade (à qui elle a consacré l’étude Soudain un bloc d’abîme, Sade, devenue une référence) ne revienne à la charge, deux décennies plus tard. « C’est la guerre, une guerre qui se déroule sur tous les fronts et qui s’intensifie depuis qu’elle est désormais menée contre tout ce dont il paraissait impossible d’extraire de la valeur » : c’est à l’invasion du capital dans l’art qu’elle s’attaque dans Ce qui n’a pas de prix (2018). Mais, au-delà, il s’agit d’un cri de révolte contre « un enlaidissement du monde qui progresse sans que l’on y prenne garde » et qui détruit, petit à petit, « nos paysages intérieurs ». Car la beauté, donc la laideur, est politique. Trois ans et une pandémie plus tard, Ceci tuera cela met l’image au centre, cette image qui nous a sauvés du néant lors des différents confinement. Zoom, Facebook, YouTube, Instagram, TikTok : l’image a été « le seul espace sûr pour une réorganisation autonome des intérêts sociaux, politiques, économiques, qui plus est avec l’argument imparable de libérer la société du risque des contacts physiques, tel un nouveau préservatif. » […]

Ce passage est extrait d’un article de notre dernier numéro, le 23, dont une partie est consacrée à la photographie et son pouvoir. Retrouvez-le en librairie ou en ligne. Si vous aimez Limite, abonnez-vous !