Opposés à toute forme de domination, les anarchistes s’empareront immédiatement de la formule « Ni Dieu ni maître », voyant dans la religion un système d’aliénation. A la marge de cet athéisme radical, pourtant, se développera un courant anarchiste qui se nourrira de la puissance subversive du christianisme.

Par Blandine Doazan

Synonyme de chaos dans l’imaginaire collectif, d’« ordre sans le pouvoir » selon les mots de Pierre-Joseph Proudhon, précurseur de cette doctrine, la pensée anarchiste inspire toujours ; à l’instar des Kurdes du Rojava (Kurdistan Syrien) qui, en 2014, se sont organisé en communes autonomes, en hommage au philosophe libertaire américain Murray Bookchin. Plus d’un siècle et demi après son développement, l’anarchisme est toujours vivace : « y’en a pas un sur cent et pourtant ils existent, […] les anarchistes » chantait Léo Ferré en 1969. Formulé pour la première fois en 1793 sous la plume du philosophe britannique William Godwin, l’anarchisme gagne en ampleur lors de la première Internationale, qui, à partir de 1869, verra s’opposer l’étatiste Karl Marx et le libertaire Mikhaïl Bakounine. Ce dernier notera, dans Étatisme et anarchie : « Le communisme […] aboutit nécessairement à la centralisation de la propriété entre les mains de l’État, tandis que moi, je veux l’abolition de l’État… ». Alors, quelle définition donner de ce mot d’anarchisme ?  « Dès son apparition, le terme recouvre un champ beaucoup plus large que le seul champ politique : il revendique l’absence de toute domination, qu’elle soit économique, sexiste, coloniale, ou autre », précise Annick Stevens, docteur en philosophie et autrice de la préface de Janet Biehl, Le municipalisme libertaire (Ecosociété, 2013). « La liberté sans égalité est libérale, et justifie l’exploitation d’un individu par un autre; l’égalité sans liberté est autoritaire, et justifie la domination d’un groupe sur un autre. En cela l’anarchisme se veut être un dépassement à la fois du libéralisme et du marxisme », explique Édouard Jourdain, docteur en études politiques de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste de la pensée anarchiste.

« L’anarchisme, malgré la multiplicité des théories qui peuvent s’en réclamer, repose sur plusieurs dénominateurs communs, détaille Édouard Jourdain. Le rejet de l’autorité coercitive, incarnée par l’État, appelle à la libre association d’individus ; le rejet du capitalisme et de l’exploitation appelle à l’abolition des classes sociales par la réorganisation de la production ; le rejet de l’aliénation conduit au développement de l’esprit critique, premier pas pour briser la servitude volontaire ». Mais quelle que soit la sensibilité, l’anarchisme se pratique; il se vivra dans nombre de mobilisations sociales et révoltes qui secoueront le monde, de celle des canuts de Lyon en 1831 à la commune d’Oaxaca au Mexique en 2006. La Commune de Paris de 1871 imprègne toujours l’histoire libertaire : elle fut « une idée nouvelle, appelée à devenir le point de départ des révolutions futures », notera le théoricien russe Pierre Kropotkine dix ans plus tard. « La proposition anarchiste ressurgit régulièrement à la faveur d’un mouvement social qui la revendique dans ses réalisations concrètes, note Annick Stevens. La guerre civile espagnole a attiré l’attention sur l’anarcho-syndicalisme, Mai-68 sur l’autogestion et la libération des mœurs, et les récents mouvements écologistes radicaux sur la nécessaire disparition du capitalisme. Tout cela fait partie du projet anarchiste depuis son origine ».

L’éthique de la liberté

Mais, surtout, « la liberté est une force qu’il faut savoir développer en son individu » notait le militant français Albert Libertad dans son journal L’Anarchie en 1907. L’anarchisme n’est pas un manuel d’instruction figé visant à établir le « grand soir », il est une lutte « contre autrui [ceux qui menacent la liberté, NDLR] et contre soi-même », une éthique hors du politique. Le philosophe Emmanuel Levinas développa l’idée d’anarchie comme responsabilité envers les autres, sorte de lien sacré à autrui transcendant toutes règles et communautés politiques.
« Le droit n’a pas de lien avec l’amour » note Simone Weil. Dans La personne et le sacré, écrit quelques mois avant sa mort en 1943, la philosophe redéfinit l’idée de personne : la personne humaine est sacrée, non pas parce que les lois le disent, mais parce qu’il existe en elle un « impersonnel » qui « s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal ». Il appartient donc aux hommes de veiller à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux hommes.

Or, la révolution du christianisme est d’avoir instauré l’idée d’un Dieu mort sur la croix par amour, et qui enseigna aux hommes de s’aimer les uns les autres (Saint Jean 13,34). La transcendance de la parole de Dieu supplante le monde des hommes. Face à Pilate qui lui demande s’il est le roi des Juifs, le Christ répond : « Mon royaume n’est pas de ce monde ; si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs, mais maintenant mon royaume n’est point ici-bas » (Saint Jean 18,36). Bien sûr, l’idée d’un royaume divin supplantant celui des Hommes n’est pas propre au christianisme et se retrouve également dans le monde juif et musulman. De plus, la plupart des anarchistes se sont révélés être des combattants acharnés de la religion, considérée comme un asservissement. « La partie « ni Dieu » de « ni Dieu ni maître » était importante dans un contexte où les Églises avaient énormément de pouvoir sur les esprits, les mœurs et le système économico-politique, souligne Annick Stevens. Il faut lire Dieu et l’État de Bakounine pour comprendre aussi le combat contre la limitation intellectuelle que constitue tout dogme empêchant la pensée de se déployer librement et de n’accepter de vérité que suivant ses propres critères. À cet égard les anarchistes se revendiquent à juste titre héritiers des Lumières ». « Bien que les anarchistes se déclarent pour la plupart d’entre eux athées, affirmant qu’aucune transcendance ne pouvait s’imposer à l’homme s’il voulait être libre, certains ont cependant entretenu avec le religieux une relation certaine, souvent plus proche de la mystique que du dogmatique », explique Édouard Jourdain. La foi chrétienne aura parfois trouvé en l’anarchisme un écho, au point de permettre à certains, à travers les époques, de concilier les deux.

« Le royaume de Dieu est l’anarchie » C’est par la foi que Léon Tolstoï viendra à l’anarchisme. L’écrivain russe rejeta les dogmes et l’Église, voyant en eux des créations humaines nées d’une corruption du christianisme avec le pouvoir de l’empereur Constantin Ier. Seule compte l’obéissance aux règles d’amour données par Dieu. Or, l’anarchisme n’est pas une absence de règles : il est « la plus haute expression de l’ordre » (Elisée Reclus) sans gouvernants.
Au début du XXe siècle en Russie s’est développé un courant anarchiste mystique, théorisé par le [ il vous reste 60 % de l’article à lire. Pour découvrir la suite, c’est par ici ]