« Les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent. » La formule, fameuse, est l’une de celles qui ont valu au personnage de Knock sa popularité. Le charlatan imaginé par Jules Romains en 1923 en a fait l’épitaphe de sa thèse, précisément consacrée aux « prétendus états de santé ». Si cette comédie est restée si populaire, c’est sans doute qu’elle vise juste. Chaque époque produit ses Diafoirus. Aux purges et autres saignées du pédant de Molière, succèdent aujourd’hui des mages venus d’occident, de Californie plus précisément, qui, comme Knock, considèrent que « la nature humaine est une pauvre chose », qui mérite bien qu’on la bidouille un peu.

« La santé est un état précaire qui ne laisse présager rien de bon », prévient Knock. Qui ne s’est jamais senti un subite petite douleur à la seule évocation d’une maladie ? Si vous n’avez jamais encore vécu cette curieuse expérience, tentez-la. Tapez sur le moteur de recherche virtuel dont le monopole fait la fortune d’une poignée d’actionnaires la description de quelque symptôme et je serais bien surpris qu’en parcourant les dizaines de pages de diagnostic proposées, vous ne ressentiez pas un petit quelque chose qui vous gratouille ou vous chatouille… « Je ne connais que des gens plus ou moins atteints, de maladies plus ou moins nombreuses, à évolution plus ou moins rapide », expliquait à son prédécesseur abasourdi (et un peu réac’) le fringant et disruptif entrepreneur en médecine. Knock, hier, n’était que médecin de province. Il serait aujourd’hui chirurgien, animateur-télé et start-uper dans le séquençage ADN. Un mélange de Michel Cymes et de Laurent Alexandre.

Que voulez-vous ? « Le triomphe de la médecine », annoncé par Jules Romains en 1923, se joue désormais en bourse. L’industrie pharmaceutique est le sixième marché économique mondial (derrière le pétrole, la nourriture, le trafic de stupéfiants, d’armes et d’être humains) et les apothicaires 2.0 nous vendent leurs pharmacopées NBIC pour atteindre le bien-être pour tous et l’immortalité pour certains.

Knock est grand et Doctissimo est son prophète.

Pour paraphraser Dom Juan, l’hypocondrie est un vice à la mode. Et rajoutait Molière (encore lui!), à propos de l’hypocrisie, « tous les vices à la mode passent pour vertus ». Tout le monde est sous médoc ou presque et être en bonne santé, c’est être bien soigné. Ces dernières années, près de la moitié des Français (entre 43 et 48%) consommaient des médicaments tous les jours en France. Un marché multiplié par trois entre 1990 et 2017, atteignant la coquette somme de 37,8 milliards d’euros. Si nos voisins commencent à nous rattraper, rassurez-vous, nous restons champions du monde en termes d’antibiotiques et d’anxiolytiques.

J’ai pour ma part, grâce à Dieu, une bonne santé. Je ne me souviens plus la dernière fois que je suis allé voir un médecin. Et je ne compte pas y retourner de sitôt. Y puis-je quelque chose ? Je ne sais pas, mais je constate que mes enfants, non plus, n’y vont presque jamais (je ne parle pas de mon épouse qui a eu l’occasion de dire ailleurs ce qu’elle pensait de l’emprise médicale sur le corps féminin). Le plus souvent, lorsque nous les y emmenons, poussés par quelque scrupule, c’est pour rien. Nous avions bien identifié nous-mêmes le mal et le remède. Souhaitons que cela dure et que le jour où, comme nombre de leurs semblables, ils souffrent d’une vraie maladie, ils soient bien pris en charge par leur médecin traitant ou l’hôpital public. Le cas échéant, nous n’hésiterons pas à consulter, de même que nous les avons fait vacciner, en dépit de certaines résistances personnelles (qui relevaient cependant moins de notre conviction que de notre flemme!).

Loin de moi, loin des rédacteurs de ce dossier, dont plusieurs sont d’ailleurs médecins, de dénoncer d’un bloc la prise en charge moderne de la santé. Pour un Knock, combien de soignants compétents et dévoués ? Que ce dossier soit l’occasion de saluer leur travail, souvent ingrat. Que de vies sauvées, de souffrances soulagées ! Je dois sans doute moi-même la vie à ceux qui m’ont pris en charge alors qu’à l’âge de deux ans, je venais de chuter d’une voiture en marche… Disons-le tout net : les soignants sont les premières victimes de l’approche techniciste et budgétaire de la médecine. La dénoncer, c’est manifester notre solidarité pour tous ceux qui font ce métier par vocation.

Nous n’avons d’ailleurs guère de raisons de regretter la médecine de Rabelais, ni même celle d’Hippocrate. Nous sommes les premiers à nous réjouir qu’on sache aujourd’hui guérir certaines maladies hier mortelles. Ce qui pose problème, c’est la corrélation entre, d’une part, des manières de vivre pathogènes (stress, malbouffe, inactivité physique, pollutions diverses, etc.), et d’autre part, une médecine toujours plus sophistiquée. D’un côté, un patient, qui reçoit passivement mauvaises influences et soins médicaux ; de l’autre, un soignant, qui applique mécaniquement des protocoles techniques.

Il semble que les modes de vie industriels eux-mêmes soient pathogènes

Il est pourtant permis de penser que l’essentiel des prescriptions ordinaires relève du bon sens le plus élémentaire : vivre en bonne santé, c’est vivre bien, dans un environnement naturel, en usant de toutes nos facultés. La panacée, ce n’est ni le travail ni la médecine, c’est une vie ordonnée. Certains villages reculés comptent une proportion ahurissante de centenaires. Leur secret ? Une alimentation biologique, une eau et un air pur, une activité corporelle constante…

A l’inverse, il semble que les modes de vie industriels eux-mêmes soient pathogènes. Cancers, maladies cardio-vasculaires, obésité, diabète, etc. : ces maladies chroniques sont sinon causées, du moins aggravées, par la dégradation écologique. L’ONU estime qu’un quart des morts prématurées et des maladies à travers le monde sont liées aux pollutions et aux atteintes à l’environnement causées par l’homme. Sans compter les conséquences psychiques de ce triste spectacle. Et, donnée inquiétante en plein débat sur le recul du départ en retraite, après une augmentation spectaculaire au XXe siècle (meilleure hygiène, alimentation plus diversifiée, l’espérance de vie en bonne santé a cessé de progresser.

Ce lien entre santé et écologie, les pages qui suivent s’efforcent de le déployer sous différents angles. Nous sommes convaincus que la conversion écologique est en soi une bonne médecine. Si, comme l’a défendu par la suite notre cher Ivan Illich dans Nemésis médicale (1975), « la poursuite exclusive de la santé conduit toujours à quelque chose de morbide » (Chesterton), inversement, la quête de la sobriété devrait pouvoir nous mener à une vie plus harmonieuse. Je me souviendrai toujours de cette aide-soignante qui, à la maternité, devant nos inquiétudes de jeunes parents, nous avait dit : « Faites confiance à votre enfant, il est fait pour vivre ! »

Alors, encore une fois, à vous, à vous proches, chers lecteurs, bonne année et bonne santé !

Cet article est l’édito du dossier sur la santé du 17ème numéro de Limite !


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