Alain Corbin est historien, professeur émérite de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a beaucoup travaillé sur l’histoire des mentalités. Dans son dernier livre, Histoire du silence, de la Renaissance à nous jours (Albin Michel, avril 2016), il explore les différentes textures du silence, qui n’est « pas seulement absence de bruit » mais une manière de penser sa vie intérieure et sa relation au monde.

Dans votre ouvrage, vous décrivez les évolutions du silence. Vous dites par exemple que la ville était moins bruyante au XIXème siècle. Comment définissons-nous le silence aujourd’hui ?

Nous tendons aujourd’hui à définir le silence comme l’absence de bruit, en occultant sa texture profonde et spécifique.

C’est cette approche du silence qui fait que les populations ont le sentiment de vivre dans un environnement très bruyant. C’est peut-être vrai pour les campagnes, avec les moteurs par exemple, mais c’est totalement faux pour les villes. Elles sont infiniment moins bruyantes que celles des temps modernes et du XIXème siècle ! Il y a deux siècles, on pouvait voir des animaux partout : des chiens erraient, les vaches beuglaient, les chevaux cavalaient sur les pavés. Sans compter les cloches et le travail des artisans : les échoppes faisaient beaucoup de bruit ! Il y avait aussi de petites industries dans les étages et les cris des marchands dans les rues pour approvisionner les citadins en eau courante ou en vitres par exemple.

Cette évolution est aussi liée à un processus de distinction : à partir du XVIIIème siècle finissant et du début du XIXème siècle, les élites cherchent à se distinguer du peuple trop bruyant.

corbin1Cela dit pour l’ensemble de la population, le seuil de tolérance a évolué. Mais ce désir de tranquillité des citadins ne rime pas avec la profondeur du silence. On cherche des ilots de silence : des randonneurs, et des personnes qui pratiquent la méditation ou qui prient mais paradoxalement cela ne signifie pas que le silence occupe une place plus importante dans notre vie.

Par exemple, l’Eglise n’est pas épargnée par ces changements. Nous avons perdu le sens du silence liturgique. Monseigneur Sarah a écrit récemment à juste titre que la liturgie catholique était à remodeler pour retrouver ce silence perdu.

Quelles sont les conséquences de notre nouveau rapport au silence ?

Les enfants ne savent plus ce qu’est le silence et c’est une souffrance pour eux. Dès qu’ils sont seuls, ils prennent une tablette pour fuir le silence que personne ne leur a jamais appris. Il y a donc une fracture générationnelle que l’on peut lire par le prisme du silence.

La définition du silence comme absence de bruit entraîne aussi une mutation de la parole, puisque celle-ci émerge du silence, comme l’écriture émerge de la page blanche. On ne sait plus regarder les tableaux de Rembrandt, qui sont des peintures de silence, c’est-à-dire qu’il faut savoir faire silence en les regardant pour gouter et retrouver le silence d’autrefois.

Elle implique enfin une transmission plus difficile puisque celle-ci se fait par le silence. Je pense à ce propos à ce que disait le philosophe Alain : le silence est contagieux comme le rire, si vous ne faites pas la contagion du silence dans une classe, vous avez la contagion du rire.

Le silence est aujourd’hui considéré comme un ennui puisque nous avons perdu le sens de l’approfondissement de soi, du retour sur soi et de l’introspection. Nous avons perdu le sens de l’aventure qui est d’être à l’écoute de soi et de ce qui vient à soi.

Le silence est consubstantiel de l’interrogation métaphysique. Comment a-t-il évolué du point de vue de notre rapport à Dieu ou à la nature par exemple ?

Mon livre commence au 16ème siècle. Le silence dans la littérature, et d’abord dans la littérature religieuse, de cettehistoire-silence-corbin-ok_0 époque est une plongée en soi-même, une disponibilité pour l’écoute de Dieu. Ce n’est pas exactement l’introspection des philosophes, mais plutôt la méditation et la prière. Ce silence est très présent dans les œuvres de Jean de la Croix et chez le fondateur des jésuites, Ignace de Loyola. Ces auteurs parlent de la nécessité de faire silence, notamment la nuit, pour être à l’écoute de Dieu.

Quand vous lisez la Vie de Rancé de Chateaubriand, c’est déjà une autre texture du silence. Il a été à Soligny-la-Trappe pour comprendre ce que l’abbé de Rancé au 17ème siècle avait écrit dans sa 29ème instruction sur les manières de faire silence. Chateaubriand a du mal à comprendre le silence dont parle l’abbé de Rancé : c’est la preuve qu’il y a bien une histoire du silence. Pour Chateaubriand, le silence s’incarne dans de grands monuments, comme l’Escurial où régna Philippe II, en Espagne.

Une quatrième texture du silence que l’on peut relier à votre question est celle des édifices religieux. Pour Claudel et pour le philosophe Max Picard, la cathédrale est un bloc de silence. Les vitraux selon Claudel sont un message lumineux et silencieux. Le romancier Huysmans à la fin du XIXème siècle se réfugie dans les églises pour trouver le silence et il réside un certain temps près de la cathédrale de Chartes pour les mêmes raisons.

A partir des romantiques, on voit naître une nouvelle texture du silence dans la nature. Je pense par exemple à Oberman, le personnage de Senancour. Mais ceux qui m’ont le plus intéressé à ce sujet sont les américains et surtout Thoreau, auteur de Walden, qui appartient au courant des transcendentalistes. Pour lui, l’essentiel est de guetter le silence dans les bois, au bord des étangs, dans les près. Dans son journal, le silence dans la nature est en général révélé par un tout petit bruit. Il peut s’agir d’un croassement lointain de grenouille ou du bruit fait par un moustique. Thoreau va jusqu’à imaginer qu’il écoute le silence de la plante qui pousse. C’est une manière d’être en harmonie avec ce qu’on commence à appeler la nature, qui renvoie à la philosophie allemande du début du XIXème siècle.