Ancien vice-président du  CNT  (Center for Neighborhood Technology à Chicago) aujourd’hui à la retraite, Steve Perkins se confie à Limite par skype. Il nous raconte comment le groupe de militants écologistes s’est transformé par son expertise technique en l’un des cabinets de conseil en urbanisme durable les plus écoutés aux États-Unis. En particulier, il pose un regard professionnel sur les transports publics.

Quelle est l’histoire du CNT?

Tout commence dans les années 70 avec la fondation du magazine des Neigborhood Works. Grâce à lui, les acteurs travaillant sur le terrain pouvaient se nourrir des travaux de chercheurs et d’exemples d’un autre quartier. Puis en 1978 nous avons entrepris une réalisation concrète qui a fait la couverture du New York Times. Nous avons construit une « solar greenhouse » dans le sud tragique de Chicago, c’est-à-dire une maison dont le toit végétalisé permettait de produire de la nourriture dans ces espaces urbains appelés « food deserts ». Ce ne fut pas exactement un succès technique et commercial mais plutôt une expérience et nous avons ensuite développé une expertise en efficacité énergétique des bâtiments (aujourd’hui Elevate Energy). Enfin, à la même période, nous nous sommes opposés au gigantesque projet du Deep Tunnel, qui devait recueillir l’eau de pluie – polluée par la ville – dans une citerne étanche. Grâce à notre contre-programme Rain Ready, nous avons ralenti cette usine à gaz. D’une part l’eau n’est pas un déchet mais une ressource et d’autre part, la solution artificielle de la ville s’avère inefficace puisque le changement climatique apporte plus de précipitations que le tunnel ne peut en contenir.

Cette histoire résume l’ADN de CNT toujours à l’œuvre aujourd’hui : l’inspiration, la recherche et les données du magazine, l’entrepreneuriat concret et l’expérience du business dans les solar greenhouse, et enfin surtout la prise de conscience avec le Deep Tunnel d’à quel point toutes ces problématiques sont façonnées par les politiques publiques – apportant parfois la maladie au lieu du remède. Le fondateur Scott Berstein avait cette vision directrice pour Chicago que la protection de l’environnement passe par un développement local.

Qu’est ce qui fait votre spécificité ?

Nous avons pris conscience de l’urgence à maîtriser les techniques d’analyse des données [data analysis] pour légitimer nos solutions. Bien sûr, la manière de poser la question détermine l’angle des résultats mais la production puis visualisation des données est cruciale.

Donc ce que le CNT fait, c’est créer les data que les communautés peuvent utiliser pour peser. Nous essayons de ne pas penser en termes de ce que doit être le développement, mais au travers d’outils comme initialement le magazine Neighborhood Works. Nous voulons fournir à la fois des données et des histoires vécues. Certainement, l’outil ayant eu le plus de succès depuis 2006 est le H+T index (The Housing and Transportation), maintenant utilisé dans beaucoup de villes des États-Unis. En allant sur internet, chacun peut calculer le coût du transport associé à telle maison, en plus du prix du logement. Cet outil renverse le paradigme de l’étalement urbain. Cette nouvelle banlieue pavillonnaire peut être abordable mais si elle est isolée et demande des montagnes d’essence, y habiter n’est pas optimal. À l’inverse, le CNT parle de location-efficiency, c’est-à-dire d’emplacement stratégique des bâtiments pour optimiser l’accessibilité aux emplois et aux services.

Quel est votre plus grand succès ?

À l’intérieur de CNT, il y a beaucoup de manière d’approcher votre question.

Sur les transports, laissez-moi vous raconter une histoire : il y a 25 ans, la ligne Ouest du métro aérien ‘L’ de Chicago reliant le centre à des quartiers noirs pauvres était en bien mauvais état et la ville voulait la fermer faute de moyens. Face à cette proposition, un regroupement d’association mené par Jacky Grimshaw pour le CNT a pu infléchir la municipalité en travaillant à un projet de TOD (Transit-Oriented Developement). Il s’agit d’un mode d’aménagement de zones résidentielles ou commerciales destiné à favoriser l’usage des transports en commun et le covoiturage. Dans cette logique, l’emplacement stratégique des bâtiments optimise l’accessibilité aux emplois, commerces et services pour tous, par exemple grâce à la proximité d’une station de transports en commun et une attention aux itinéraires piétons. Nous avons démontré l’impact d’une station précise (logements, commerces, emplois…) sur les habitants de la zone qui se serait retrouvés isolés du dynamisme économique de Chicago. Ça a été une grande victoire puisque même Obama, alors jeune personnalité de l’Illinois, nous a soutenu.

Avec votre expérience, quelle serait votre première intuition au sujet du nouveau métro du Grand Paris Express ?

A première vue, ma question serait: Pour qui sommes en train de travailler via ces investissements de transports ? Pour une échelle globale ou pour les habitants locaux ? De là découle des aspects pratiques : Où seront les arrêts du métro ? Quel sera le futur de la zone environnant la station? Est-ce que les populations seront encore capables, financièrement notamment, de vivre sur place ? Comment faire pour que le plan du Grand Paris inclus ces habitants déjà sur place ?

L’exemple de la station de Fruitvale à San Francisco est frappant : les habitants hispaniques à faible revenus ne pouvaient bénéficier de la gare en raison d’un immense parking l’entourant. La station ne leur était pas destinée. Repenser la station avec la communauté a conduit, après un long combat, à refaçonner un usage plurifonctionnel, à se réapproprier l’espace public.

Quand il s’agit de leur cadre de vie et de l’aménagement urbain, les habitants peuvent avoir une imagination plus prometteuse qu’une autorité centrale.

Notre première rencontre s’est faite autour de l’encyclique Laudato Si du Pape François, qu’est-ce que cette référence religieuse apporte dans votre action ?

Je vais vous raconter mon itinéraire. Dans les années 1990, une stagiaire du CNT étudiait aussi pour devenir pasteur et est venue cette question : y a-t-il un langage sur le développement durable, qui ne soit pas sectaire et puisse être repris par un grand nombre de traditions religieuses ?

En janvier 1999, nous avons créé un document, appelé One Creation, One people, One place proposant un discours religieux sur la communauté, l’économie et l’environnement à Chicago, nourrit de diagnostics chiffrés. Cette publication n’a engendré aucune réaction donc bien que la tentative m’eût enrichi personnellement par les rencontres, ce n’était pas la meilleure stratégie.

C’est pourquoi je me suis tourné vers Evanston (20 000 habitants), là où je vis en banlieue de Chicago. En Janvier 1999, j’ai envoyé une invitation générale qui commençait ainsi : « Si votre foi vous motive à rendre Evanston plus durable… » La semaine suivante, j’avais 20 personnes avec moi, simples croyants de différentes confessions. Depuis 18 ans, le groupe a catalysé une transformation radicale de la ville, se rangeant maintenant au top 20 des plus durables des États-Unis. Par exemple, Le Climate Action Plan de 2008 voulait réduire de 15% les émissions de la ville avant 2012, nous avons atteint aujourd’hui 18,6%.

Ce que j’en garde, c’est le fait que je n’ai pas eu à changer les croyances, mais crucialement à structurer des opportunités d’action. C’est le fin mot de l’aventure CNT.

Jean-Baptiste Caridroit