Le 1er juin dernier, la sociologue Nathalie Heinich recevait le prix Pétrarque de l’essai 2017, décerné par France Culture et Le Monde. Les deux médias récompensent la Directrice de recherche au CNRS pour son ouvrage Des valeurs – Une approche sociologique, (Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard, mars 2017) dans lequel elle tente de de redéfinir la notion de « valeur », terme tant galvaudé aujourd’hui. Le prix lui a officiellement été remis lundi dernier à l’occasion des rencontres Pétrarque de Montpellier. Cette décision du jury n’a cependant pas fait l’unanimité au sein de la communauté des sciences humaines. Suite à une publication Facebook du sociologue Geoffroy de Lagasnerie – lequel accuse « les prises de position réactionnaires » de « l’une des idéologues les plus engagée dans la légitimation des idéologies homophobes », sans pour autant incriminer l’essai récompensé – une pétition a été lancée pour demander le retrait du prix Pétrarque à la lauréate. En exclusivité, nous publions aujourd’hui la réponse de Nathalie Heinich aux pétitionnaires. 

La pétition lancée en juin sur le site change.org, à la suite du tweet d’un sociologue connu surtout pour sa malveillance et qui en reprend les arguments (Geoffroy de Lagasnerie NDLR), m’accuse d’être « homophobe », « anti-féministe » et « néo-conservatrice » (à quoi certains commentateurs ajoutent que je serais « antisémite » et « raciste » – et pourquoi pas aussi « islamophobe », tant qu’on y est ?) : n’en jetez plus ! Voici quelques éléments de réponse.

1) « Homophobe » : si tous ceux qui s’interrogent sur la légitimité, les fondements et les effets possibles du mariage homosexuel, ainsi que de leurs conséquences prévisibles que sont la légalisation de la PMA et de la GPA, sont « homophobes », alors doivent être aussi considérés comme tels les membres du Comité national d’éthique qui viennent de déclarer leur opposition à la PMA au motif qu’elle fabriquerait institutionnellement deux situations considérées aujourd’hui comme délétères pour les enfants, à savoir les familles mono-parentales (pour les célibataires) et l’impossibilité de connaître ses origines ; homophobes également, les signataires (Caroline Eliacheff, Françoise Héritier, Aldo Naouri, Heinz Wissmann) de la pétition « Ne laissons pas la critique du PACS à la droite » que j’avais initiée dans Le Monde en 1999 pour suggérer des solutions plus satisfaisantes aux problèmes rencontrés par les couples homosexuels ; ainsi que les nombreux intellectuels qui ont salué mon analyse des arguments problématiques à propos de la loi sur le mariage homosexuel, parue dans Le Monde en janvier 2013 ; homophobes enfin, les contributeurs (notamment le pédo-psychiatre Maurice Berger et la psychanalyste Catherine Dolto) du dossier « Les enfants du mariage homosexuel » paru dans Le Débat (n° 180, mai-août 2014). Le refus de débattre manifesté par tous ceux qui réduisent d’emblée la discussion sur ce sujet à de l’homophobie est une forme d’obscurantisme malheureusement très pratiquée dans les milieux militants : à la diffamation s’ajoute une tentative de censure par la stigmatisation publique, qui devrait évoquer à leurs praticiens non pas la démocratie dont ils se réclament mais, bien plutôt, un passé pas si lointain de totalitarisme, de stalinisme et de fascisme, où les « ennemis du prolétariat », les « suppôts du grand capital » ou les « traîtres à la patrie » assumaient la fonction aujourd’hui occupée par les « homophobes ».

product_9782070146406_195x3201.1) L’auteur du tweet initial fait une lecture systématiquement à charge de mon article dans le dossier du Débat, en isolant quelques phrases de leur contexte (sur un texte de 22 000 signes), et en n’ayant manifestement pas compris son objet : il s’agit selon lui d’un « article sur les LGBT », alors que la seule lecture du titre aurait dû l’éclairer : « Extensions du domaine de l’égalité » pointe ce phénomène dans une multiplicité de domaines, dont les revendications LGBT ne sont qu’une manifestation parmi d’autres (on peut se demander au passage ce que peut bien enseigner à ses étudiants un universitaire incapable de comprendre l’objet d’un article, pourtant clairement annoncé dans le titre).

1.2) En faisant comme si les militants LGBT représentaient l’ensemble des homosexuels, et donc comme si un désaccord avec leurs causes constituait une déclaration de guerre à l’homosexualité en tant que telle, on accrédite une prise en otage, par des militants très radicaux, de la cause, parfaitement légitime, que constitue la lutte contre les discriminations envers les homosexuels. Or tous les homosexuels n’approuvent pas la revendication du « mariage pour tous » et ses conséquences – certains d’entre eux ont d’ailleurs manifesté leur soutien à mes analyses. Comme toujours, ce sont les plus radicaux qui font le plus parler d’eux : cela ne signifie pas qu’ils soient représentatifs de la « communauté » dont ils se réclament.

Ne pas distinguer entre sexualité et identité relève de ce réductionnisme qui referme les questions avant même qu’on ait pu les ouvrir : autre forme d’obscurantisme.

1.3. On m’accuse de qualifier l’homosexualité de « perversion » au motif que j’aurais parlé de « perversion de l’idéal républicain » à propos de la prise en compte, dans les droits civils, de la sexualité des citoyens ; et de « dispositif pervers » à propos de l’injonction contradictoire consistant à demander à la société de reconnaître une différence (s’agissant de l’homosexualité) tout en la niant (s’agissant de la parentalité). C’est confondre « pervers » au sens de « perversion sexuelle » et « pervers » au sens de « perversité » psychologique ou intellectuelle. Une simple consultation du dictionnaire aurait dû pourtant éviter l’assimilation de l’un à l’autre. Si certains mots deviennent prohibés au motif que certaines de leurs connotations seraient stigmatisantes, et si les sociologues ne peuvent même plus utiliser le concept d’ « effet pervers » sans être qualifiés d’homophobes, alors nous voilà retombés en plein obscurantisme : bienvenue à La Ferme des animaux !

1.4. On m’accuse d’affirmer que l’homosexualité est un choix, alors que j’ai pris soin de distinguer entre la sexualité, qu’on ne choisit pas, et l’identité, que l’on a la liberté d’adosser plus ou moins, selon les contextes, à telle ou telle propriété – origine géographique ou ethnique, religion, sexe, sexualité, etc. Beaucoup d’homosexuels ne font pas de leur vie sexuelle l’alpha et l’oméga de leur manière d’être au monde, sans pour autant la dissimuler : seraient-ils eux aussi « homophobes » ? Ne pas distinguer entre sexualité et identité relève de ce réductionnisme qui referme les questions avant même qu’on ait pu les ouvrir : autre forme d’obscurantisme.

1.5. Le fond de mon argumentation n’est jamais évoqué (mais a-t-il même été compris ?), à savoir les enjeux de l’extension de la filiation aux couples homosexuels, sur les plans à la fois juridique (état-civil) et psychique (inscription généalogique). Ces enjeux pour les enfants continuent de faire l’objet de réflexions approfondies de la part de juristes, de psychiatres et de psychanalystes reconnus, qui prennent la peine de soulever les questions avant d’y apporter des réponses. J’avais tenté, dans « Extensions du domaine de l’égalité », d’y ajouter une réflexion politique sur les problèmes posés par l’indistinction entre droits civiques et droits civils, « droits-liberté » (droits de) et « droits- égalité » (droits à), « égalité » et « équité » : réflexion sans doute trop sophistiquée pour ceux qui m’ont lue avec les œillères du militantisme – sans parler de tous ceux qui ne m’ont pas lue, préférant suivre aveuglément la meute des aboyeurs.

Là encore, réduire tout le féminisme au différentialisme, et donc l’universalisme à de l’anti-féminisme, est un tour de passe-passe intellectuel bien rodé, dont sont familiers les faussaires du débat d’idées, et dont ont été victimes bien d’autres féministes avant moi.

2) « Anti-féministe » : j’ai attaqué, dans un article paru en 2008 sur le site nonfiction.fr, les travaux de ma collègue Christine Delphy, pour deux motifs :

  • 2.1: sa prétention à réduire tout le féminisme à la position différentialiste (voire communautariste) qui est la sienne, au mépris de la position universaliste (ou républicaine) que j’ai défendue dans mes prises de position sur la question. Là encore, réduire tout le féminisme au différentialisme, et donc l’universalisme à de l’anti-féminisme, est un tour de passe-passe intellectuel bien rodé, dont sont familiers les faussaires du débat d’idées, et dont ont été victimes bien d’autres féministes avant moi.
  • 2.2 : son mépris des règles du travail scientifique, qui lui fait confondre la production de savoir avec la production d’opinions, et la recherche avec le militantisme. Qu’un chercheur au CNRS ait pu faire, comme elle, toute sa carrière en n’ayant publié qu’un seul article dans une revue scientifique en dit long (ou plutôt très court) sur le crédit qu’il convient d’accorder à ses travaux, systématiquement orientés par son idéologie. Je m’acharne, avec d’autres, à défendre les prérogatives du savoir face aux empiètements du politique, et la nécessité de bien distinguer – ne serait-ce que par le choix des supports éditoriaux – entre productions scientifiques et prises de positions engagées. Les deux sont légitimes, mais ne relèvent pas des mêmes arènes. Cette distinction, là encore, doit sembler trop compliquée à comprendre – et plus encore à respecter – pour les commissaires du peuple au petit pied, qui ne connaissent que la pensée par slogans et s’érigent aujourd’hui en censeurs auto-proclamés du monde intellectuel. Décidément, « la bêtise s’améliore »…

3)« Réactionnaire » : depuis mes premiers écrits sur l’art contemporain, des lecteurs malveillants, mal voyants ou mal embouchés ont voulu se persuader que je ferais partie des contempteurs de l’art contemporain, au motif que j’ai analysé les arguments de ceux qui le rejettent afin de comprendre les valeurs engagées dans la querelle. Cette accusation est reprise, là encore, par les amateurs de ragots, les ignorants et les coupeurs des têtes qui oseraient dépasser un peu (surtout, d’ailleurs, les têtes féminines). Le simple fait de penser qu’un qualificatif politique (« réac », « néo-conservateur », ou bien encore « progressiste ») puisse être pertinent s’agissant de travaux de recherche menés à partir de longues enquêtes, méthodologiquement contrôlées, conceptuellement étayées, et dont les résultats ont été publiés dans de nombreuses revues à expertise par les pairs et dans les meilleures collections de sciences sociales – cela témoigne du niveau d’inculture, de mépris du savoir et de bêtise auto-satisfaite qui caractérisent tant de « faiseurs d’opinion » on line.

4) L’instigateur de cette pétition m’a donc, intentionnellement, mal lue, tandis que ses signataires, pour la plupart, ne m’ont sans doute pas lue du tout. Ajoutons qu’ils n’ont probablement pas lu non plus Des valeurs, le livre qui m’a valu le prix ainsi contesté, et dont pas une ligne ne pourrait donner prise à leurs anathèmes. Manipulés, naïfs, bêtes ou méchants : voilà qui nous replonge dans l’atmosphère étouffante de jadis, lorsque les commères aigries se régalaient à salir la réputation de leurs voisines par des ragots jamais vérifiés mais toujours amplifiés. Sauf qu’aujourd’hui, le village est devenu planétaire : les ragots courent sur Internet, et leurs amateurs continuent à s’y vautrer. Au détriment, bien sûr, de la pensée.