Il y a dix ans, le 2 mars 2006, nous quittait l’écrivain catholique Philippe Muray. Serge Lellouche revient sur cette figure devenue incontournable autour du livre vibrant d’Yves Urvoy-Roslin, Une affaire d’honneur – Le Catholicisme, Philippe Muray et quelques autres (Editions Persée, 2015)

Dans l’interminable litanie des «crises» dont on agite à tout-va les épouvantails, façon de mieux s’épargner d’avoir à se confronter à leurs trop dérangeantes causes, on omet presque systématiquement de questionner celle sur laquelle prospèrent toutes les autres, car touchant l’un des traits les plus spécifiquement humains : le langage.

La standardisation du monde, des plats de lasagne aux champs d’OGM jusqu’au tri des embryons, à la procréation humaine et à l’indifférenciation sexuelle, ne procède-t-elle pas obscurément de cet aplatissement premier? Si l’humanité va droit dans le mur de son auto-anéantissement, n’est-ce pas souterrainement d’abord parce qu’elle a perdu l’usage de la parole, privée du sens vivant qui libère l’action vitale? L’édifice factice du «progrès» ne repose-t-il pas dès son origine sur la perversion première du langage et sur notre consentement docile à ne plus parler que pour ne plus rien dire, y compris bien sûr au nom des innombrables bonnes causes?

Soumis à la puissance intimidante et omniprésente du novlangue, nous ne nous autorisons plus à parler, à nommer par son nom le réel de notre temps, dans l’horreur absolue qui s’y trame et dont c’est pourtant seulement au travers de sa reconnaissance, enfin nus de toute illusion, que se dévoile à nous la véritable espérance chrétienne, comme pur don de Dieu.

On critique «le système» tout en ayant malgré nous intériorisé les normes du langage autorisé qu’il a lui-même défini, et hors desquelles l’on s’expose aux procès en hérésie, en sectarisme, et en réaction. Mais pas seulement : la bêtise médiatique post-attentats, inversant sciemment le sens des mots, assène désormais frontalement le message : de la radicalité politique et intellectuelle au terrorisme potentiel, il n’y a plus qu’un tout petit pas.

Alors, rebelles au garde à vous, on ânonne avec optimisme et on communique proprement («parce que ça sert à rien de faire peur aux gens»!) et, en vue d’un monde meilleur, on tient un langage «au-di-ble-par-tous», selon le mot d’ordre à poils ras ressassé sur twitter. Plus on le lit et le martèle à notre tour plus s’impose à nous l’évidence qu’il est vrai, forcément. Ainsi propose-t-on des gages de respectabilité et de sérieux, sous le couvert plein de bons sentiments de la pédagogie et d’un langage «qui rassemble».

Les gens ne sont pas des idiots «qui comprennent rien à rien» et à qui il faudrait parler comme à des enfants de six ans. Au point où nous en sommes, notre conscience humaine n’a pas besoin d’un langage «audible par tous» (dico-novlangue : «langage qui rassure tout le monde»)  mais d’un langage vrai, de chair et de sang, celui qui nous libère car ne cherchant ni à nous plaire ni à nous conforter, mais à nous ébranler pour nous confronter à ce réel qu’on se refuse d’autant plus à voir en face que nous en sommes tous partie prenante.

La grande peur des bien-pensants 

Sous cet angle du langage retrouvé, on ne pouvait donc qu’aimer le livre vibrant d’Yves Urvoy-Roslin (YUR). Il poursuit ici une intense réflexion sur le drame du monde moderne, que son départ à la retraite lui avait permise d’approfondir jusqu’à la publication en 2010 d’un premier essai, Le Tocsin, appel à un changement de mode de vie, fruit de sa prise de conscience de l’ampleur de la catastrophe climatique.

Au même moment, il découvrait, tel un choc intérieur, l’oeuvre de l’écrivain catholique Philippe Muray et la profondeur prophétique de ses intuitions historiques, pimentées de son humour dévastateur, entièrement dédié à la destruction des masques de l’Empire du Bien, ce totalitarisme d’autant plus redoutable que revêtu de toutes les apparences humanitaires et égalitaires, propageant partout dans les esprits et les corps le venin de la confusion et de l’indifférenciation. Son œuvre l’aidera à établir le lien fondamental entre l’enjeu écologique et les questions dites éthiques et sociétales. Elle lui sert de fil conducteur tout le long de son livre.

Contre le gigantesque déni de réalité politico-médiatiquement orchestré, il fera vite sien l’impératif conflictuel et séparateur tracé par Muray : «La trahison forcenée de ce temps est devenue un devoir moral, une affaire d’honneur, c’est la morale même». Expression de cette trahison, l’adhésion proclamée à la décroissance constitue aujourd’hui pour YUR «l’unique perspective d’un retour au bon sens». C’est donc peu dire que la publication de l’encyclique Laudato Si par notre pape objecteur de croissance, le souleva de joie.

Il en est d’autant plus convaincu : seule la voix de l’Église, enfin affranchie de ses précautions oratoires, peut désormais libérer dans les consciences une puissance insurrectionnelle universelle, dépassant très largement le seul cadre des croyants, capable d’affronter le nihilisme techno-capitaliste, cette gigantesque régression infantile qui se déploie sous le doux nom de «progrès».

Le face à face entre la religion mortifère de la croissance et l’espérance chrétienne est inéluctable, le conflit dernier, apocalyptique, autour duquel chacun devra faire un choix. Muray a bien montré que la mutation/mutilation anthropologique radicale que nous subissons dans l’enthousiasme de la servitude volontaire, constitue une réalité entièrement nouvelle, devenue presque impensable tant le mal à l’oeuvre est abyssal, point d’orgue d’une tentative de mise en lambeaux de toute la filiation judéo-chrétienne, acharnement diabolique à défaire un à un les éléments du monde créé, sous le verni sémantique trompeur et séducteur de «l’émancipation» et de la «déconstruction».

Les chrétiens sont en première ligne. Il est temps de tourner la page honteuse des ambiguïtés complices, des belles postures du «juste milieu» (ni technophobe ni technolâtre, dit le perroquet imitant l’autruche), qui nous maintiennent dans le cercle douillet des personnes fréquentables, en nous offrant de surcroît le beau rôle de la «pondération», pleine de mesure, d’équilibre et de sagesse. Il est fini le temps des combats à papa, confinés au seul domaine «sociétal», permettant complaisamment de s’asseoir sur celui de l’écologie et de la décroissance et dont la cohérence impose pourtant de reconnaître qu’ils sont intrinsèquement liés, tout comme la bataille anthropologique n’est pas séparable de la bataille économique.

En 2016, il faut vraiment être tenu en laisse par les grandes écoles de commerce et les communicants de l’industrie nucléaire pour croire encore à cette vaseuse sornette qui voudrait opposer une «bonne écologie humaine», bienveillante et catho-compatible, à une «écologie environnementale» de laquelle ne pourrait émaner que les relents néfastes du gauchisme et du culte païen à la terre-mère Gaïa. L’écologie intégrale du pape François l’a définitivement balancée à la trappe! Le coup d’une écologie chrétienne à la sauce medef, merveilleusement réconciliée avec les intérêts dans l’industrie agro-alimentaire, ça ne marche plus.

En outre, la focalisation à outrance sur la défense de la famille et de la vie au détriment du reste, c’est déjà se résigner à la défaite, promise à celui qui s’embourbe sur le terrain défini par l’adversaire. Comme dit Muray, «il ne faut jamais répondre à l’ennemi de manière homothétique. Il faut lui faire échec en inventant un autre jeu, et d’autres règles du jeu que ceux dans lesquels il tente de nous attirer».

Le catholique ramolli, contemplant avec satisfaction son admirable exercice d’équilibrisme, analyse toujours avec calme et flegme la fuite en avant technologique qui nous conduit droit vers la post-humanité. «Fanatique de la modération», il se refuse toujours à «l’effroi indigné autant qu’à l’adhésion dévote», pourfend aussi bien le «délire anti-scientifique que le scientisme sans limites».

Toujours conciliant, il est désireux de «comprendre» plutôt que de «rejeter en bloc», d’être «constructif» plutôt que dans la «posture de la dénonciation», et, toujours soucieux de ne pas décevoir ses lecteurs, il s’empresse déjà d’annoncer l’aurore d’un monde meilleur avant même d’avoir nommé l’horreur du meilleur des mondes. Merveilleux non?

Il s’arrange toujours pour faire tenir ensemble une dose d’esprit critique, juste ce qu’il faut pour éloigner le soupçon de complaisance, tout en sortant toujours de son beau chapeau l’appel béat à l’espérance chrétienne en guise de saupoudrage de son optimisme complice, entretenant ainsi toujours plus «la sempiternelle confusion entre l’espérance eschatologique et la vision progressiste du monde»  : «Toute posture de rejet est à rejeter, c’est une sorte de credo».

Du temps de la catastrophe nucléaire de Fukushima, on a pu entendre dans certaines rédactions un appel à l’urgence des urgences : faire taire la polémique! Car c’est bien connu, «la polémique est stérile», «c’est contre-productif», ajoute l’automate, enchaîné au langage sous haute surveillance, dans la seule soumission auquel on obtient postes, tribunes et reconnaissances honorifiques.  La carrière des bien-pensants se paie de beaux mots : ayons confiance en l’avenir… «Qu’est-ce que cette confiance sinon de l’aveuglement volontaire?».

Regarder le bout de ses chaussettes quand on parle du christianisme?

Ces tours de passe-passe tranquillisants sont l’apanage des esprits résignés et liquéfiés. Ils font trop bonne figure pour être effleurés par l’angoisse de ce qui se passe : l’obscur retour à l’occultisme et au syncrétisme («saint-crétinisme» dixit Muray), qui triomphent comme projet complet de société, nouvelle religion mutant dans sa version libérale-libertaire et prenant toute sa mesure dans la cybernétique et le transhumanisme qui en assurent l’apothéose.  La destruction systématique de tout ordre symbolique ; la haine du réel corollaire au fantasme antroponombriliste d’une humanité créatrice d’elle-même, ne dépendant que d’elle-même; l’éradication à grand renfort techno-industriel de toutes les nuances et différences qui font la chair de la vie, humaine et non-humaine, chaque nature propre, chaque différence entre les êtres, les genres ou les espèces étant par la folie nihiliste du temps, jugée «discriminante» et «archaïque», alors qu’elle est la vraie source de toutes nos joies et de tous nos émerveillements. «Faire éclater la création, voilà une idée pour plaire à l’homme : notre réplique à la genèse. Enfin une idée diabolique, qu’en pense Dieu ? Va-t-on bombarder les anges ? S’ils existent qu’ils s’attendent à être bientôt traversés de décharges, de fragments atomiques, de nocives vibrations», écrivait le poète Henri Michaux.

Tel est le «mystère de désincarnation», scruté avec effroi par Muray, dans la longue lignée des penseurs chrétiens prophétiques, avant d’en appeler, lui l’écrivain irrécupérable, à l’insurrection : «L’Empire du Bien triomphe, il est urgent de le saboter».

Contre ses pourfendeurs en gants blancs, petits et grands marquis de la cathosphère, enrobant leurs silences ou retenues hypocrites dans les si beaux vêtements de la «bienveillance» et du «devoir de charité», beaucoup trop propres, eux, pour s’abaisser dans les égouts de la colère et du catastrophisme, Muray leur renvoie quelques giclées de boue bien ciblées au coin de l’oeil : «Comment dites-vous? Le pamphlet, à Cordicopolis, serait devenu un genre impossible ? Et si c’était le contraire précisément? Si tout grand livre, désormais, si tout récit de mœurs bien senti, tout roman un peu énergique, devait de plus en plus virer, comme fatalement, même sans le vouloir au pamphlet le plus véhément?…Car l’avenir de cette société est de ne plus pouvoir rien engendrer que des opposants ou des muets».

Bien souvent, les mêmes qui se recroquevillent dans le traditionalisme le plus sec et étroit, et lèvent d’une main raide l’étendard de la civilisation chrétienne aux abois, sont ceux qui agitent frénétiquement de l’autre main le drapeau du progrès dès qu’ils entendent chanter les sirènes de la nouveauté technique permanente et les promesses d’un bien bel aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Cela ne leur pose visiblement aucun problème.

Or, qu’on se le dise, la furie techniciste vend avec le sourire ses «avancées» comme autant de victoires sur l’anthropologie chrétienne. L’idéologie du temps articule dans la conscience collective l’adhésion enthousiaste au progrès «techno-émancipateur» et l’hostilité de plus en plus ouverte contre ce qui entrave encore un peu sa marche triomphale : le christianisme avant tout. Ce qui fait d’ailleurs dire à l’écrivain italien Ernesto Galli della Loggia : «Tout laisse présager un règlement de compte historique». Là, les masques tomberont, et de toute part.

A moins de rester des complices le cul entre deux chaises, de déplorer des effets tout en s’épargnant d’en comprendre les véritables causes, il est grand temps de mettre en lumière le lien direct entre le nihilisme prométhéen et le néant d’une société sans l’altérité de Dieu, prétendant s’auto-construire dans le souverain mépris de l’Amour révélé.

Renversant l’ordre du langage imposé par l’adversaire, Muray affirme au sujet du christianisme : «Le Christianisme en général est une arme essentielle de la liberté. Je ne suis pas loin de penser que c’est même en lui, aujourd’hui, et presque lui seul, par une ruse de la post-histoire, que se réfugie tout ce qu’on a pu appeler le combat des Lumières ; et qu’au contraire, le monde technophile, festivophile et progressiste est le véritable monde de ténèbres et de réaction qui mène une guerre incessante à la liberté».

Voilà qui devrait faire réfléchir tous ceux qui non seulement acceptent sans broncher l’étiquette de «réacs» dont les affuble le camp inquisitorial du progrès, mais l’assument et la revendiquent d’autant plus fièrement qu’elle leur donne l’allure très satisfaisante du rebelle «politiquement incorrecte», bien conforme à la très chic posture de «l’anarchiste de droite».

Le christianisme combat-il le techno-progressisme au nom d’une chrétienté muséographique à rétablir, et des «valeurs de toujours» à restaurer ou alors au nom de la seule personne du Christ, Celui qui vient, révélateur, libérateur, accomplisseur et sauveur?

Tel est le drame historique et anthropologique : la perte du sens des limites et du réel par l’acharnement collectif au rejet de l’amour de Dieu, à qui l’on demande de se taire : «L’homme occidental ne peut plus croire ce qu’il est, l’enfant de Dieu et frère de Jésus». L’ironie et la dérision sont désormais des passages obligés dès qu’il est question de transcendance, gages funs de conformité sociale souvent efficaces pour se faire des amis à la pause clope autour du distributeur à café.

L’ingratitude et le mépris à l’égard du christianisme atteignent leur comble, y compris (et parfois en premier lieu!) parmi les tenants d’une pensée critique radicale. Ceux-ci peuvent réussir l’exploit de citer Ellul, Illich ou Charbonneau à tout bout de pages tout en éludant presque systématiquement la source éminemment chrétienne de leur pensée anti-productiviste.

Établissant un parallèle entre Muray et Michéa, YUR prend la mesure de toutes leurs convergences de vues tout en constatant aussi la cristallisation d’un point de divergence autour de la question décisive du rapport à la transcendance. Tous deux sont réunis dans leur implacable description du libéralisme comme fait social total, inséparablement économique et culturel. Le monstre à deux têtes est caractérisé par «l’interdiction religieuse de regarder en arrière (et par) cette fascination béate pour tout ce qui est nouveau» (JC Michéa, Le complexe d’Orphée).

Pour  autant, Michéa se refuse d’aller plus loin, d’entrevoir la source évangélique de la décence commune, et de pousser la critique du libéralisme jusqu’à identifier son fondement même comme «projet d’autonomie totale d’avec la transcendance, consubstantiel à la modernité» (YUR), comme  lutte à mort en vue d’un monde artificiel de substitution, borné, sous cloche obscure, maladivement anthropocentré, enfin débarrassé de cet Amour de Dieu qui pourtant seul révèle pleinement l’homme à lui-même.

Or c’est précisément cette incompatibilité radicale, cet affrontement irréductible entre la bonne vieille théologie éternelle et «un rationalisme indissociable du retour à la pensée magique», qu’annonce magistralement Muray, ouvrant là pour demain une vertigineuse béance dans laquelle s’engouffreront toutes les questions interdites qui n’ont pas encore été posées et explorées.

Ainsi à la suite de Muray, YUR interpelle Michéa : «A la question de savoir si on peut ainsi se contenter d’un minimum de valeurs partagées et de solidarité effectivement pratiquée sans notion transcendantale ou institutionnelle, je répondrai à Michéa qu’il y a encore une manière de voir non explorée (par la modernité) : c’est l’acceptation du péché originel, c’est la reconnaissance de la résurrection».

Voilà enfin la confiance et l’espérance chrétienne rétablies dans leur profondeur d’une «transfiguration du désespoir», telle que mise ici en brûlante perspective par Muray : «L’Histoire du monde humain, c’est l’histoire de ce qui se passe après la résurrection, et l’Histoire n’est que le retour du Christ dans le monde; et aujourd’hui, c’est de l’hétérogène absolu dans le mondial intégral, au milieu de ses prétentions insoutenables à incarner le Bien, l’Avenir, la liberté universelle etc… Vous comprenez pourquoi je n’ai pas l’intention de regarder le bout de mes chaussettes quand on parle du Christianisme. C’est le système contemporain qui devrait faire repentance tous les jours, très bas, au lieu de se voir si beau en son mouroir».

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